Non-publication de ses comptes : quelle responsabilité pour l'entreprise ?
L'obligation de mettre ses comptes à la disposition du public est consubstantielle à la responsabilité de l'entreprise. C'est pourquoi la tolérance actuelle à l'égard de la non-publication des comptes est critiquable, selon Hugues Bouthinon-Dumas et Chrystelle Richard.
Par Chrystelle Richard (professeure associée à l'Essec Business School)
Les déboires r écents de Lactalis, qui ont suivi ceux du groupe Bigard, ont rappelé l'obligation souvent non respectée des entreprises de publier leurs comptes. Lactalis et Bigard sont en effet loin d'être des cas isolés et on estime aujourd'hui qu'environ la moitié des sociétés commerciales ne déposent pas leurs comptes. L'obligation de mettre ses comptes à la disposition du public est pourtant consubstantielle à la responsabilité de l'entreprise et constitue la contre-partie de la responsabilité limitée de ses actionnaires. C'est pourquoi la tolérance actuelle à l'égard de la non-publication des comptes est critiquable.
L'obligation de publier ses comptes, qui est minorée pour les petites entreprises et majorée pour les sociétés cotées, trouve son fondement dans le principe de protection des tiers. Il s'ensuit que les sociétés à risque illimité (SNC, etc.) ne sont pas tenues de déposer leurs comptes, tandis que les SARL et les sociétés par actions (SA) doivent les mettre à la disposition du public. Les personnes qui investissent dans le capital des sociétés à risque limité ne s'engagent pas à payer les dettes contractées par la société, ni à perdre plus que leurs apports. Mais on a un peu trop vite oublié que pour profiter de cet avantage, encore faut-il que les entreprises publient leurs comptes de manière à permettre aux tiers de s'engager avec une société en toute connaissance de cause. En outre, comment imaginer qu'une entreprise soit « responsable », c'est-à-dire ait des comptes à rendre si elle ne publie même pas ses comptes.
Sanctions sans effets
Ceux qui critiquent la publication obligatoire des comptes mettent en avant le légitime secret des affaires et le risque d'exploitation par les concurrents de données chiffrées sensibles. Ils soulignent aussi que les apporteurs de fonds qui ont intérêt à disposer d'informations financières sur la société peuvent les demander, sans qu'il soit nécessaire de les rendre publiques. Pourtant, la publication obligatoire des comptes des sociétés sert aussi d'autres objectifs, comme la prévention des difficultés des entreprises. En outre, si certaines sociétés se dispensent de publier leurs comptes quand leurs concurrentes se plient à cette exigence, cela porte certainement atteinte à l'équité sur le marché. Le principe général de transparence milite pour une publication par l'entreprise de ses états financiers et un accès aisé pour l'ensemble de ses parties prenantes.
Les adversaires de la publication obligatoire des comptes soulignent souvent que la France est plus exigeante en la matière que les autres pays et que cela handicape ses entreprises. Or, il est bon de noter que les pays de l'Europe continentale (Allemagne, Belgique, Espagne, Italie, Pays-Bas ou encore Portugal) imposent l'obligation légale de dépôt des comptes statutaires, avec des sanctions administratives et financières souvent conséquentes. Même le Royaume-Uni exige, comme la France, que les sociétés soumises à un audit légal publient leurs comptes, et prévoit des amendes financières progressives et des sanctions en termes de gouvernance pouvant aller jusqu'à l'interdiction d'exercer des responsabilités d'administrateur.
La France, quant à elle, soumet l'entreprise qui ne dépose pas ses comptes à une amende d'un montant de 1.500 euros, 3.000 euros en cas de récidive. Même si la loi Sapin 2 a renforcé les sanctions financières dans l'industrie agroalimentaire, ces sanctions encourues ne semblent guère avoir d'effets. Quant aux injonctions du président du tribunal de commerce, elles sont rarement mises en oeuvre. Il y a donc de fait une forme de tolérance du non-respect de l'obligation de publier ses comptes que l'on peut imputer à des sanctions inadéquates. Une meilleure responsabilisation des dirigeants et des actionnaires pourrait servir une meilleure communication financière des entreprises. A l'instar de ce que proposent les Pays-Bas, la responsabilité des dirigeants pourrait ainsi être engagée en cas de faillite de l'entité concernée. On peut aussi penser que si les actionnaires dirigeants ou les actionnaires majoritaires se voyaient privés du bénéfice de la responsabilité limitée en cas de non-publication des comptes - ce qui ne serait pas illogique - cette obligation serait certainement beaucoup mieux respectée.
Hugues Bouthinon-Dumas et Chrystelle Richard, professeurs à l'Essec Business School
Hugues Bouthinon-Dumas et Chrystelle Richard