Les entrepreneurs doivent penser comme des scientifiques
Les créateurs de start-up qui savent se remettre en question réussissent mieux que les autres.

Aux fins de cette étude, Alfonso Gambardella et ses collègues ont recruté 759 start-up en diffusant des annonces sur les réseaux sociaux, dans les newsletters et les magazines et lors d’événements. Les entrepreneurs participant ont été formés à diff érents cadres stratégiques ainsi qu’à des techniques de collecte de preuves, comme les entrevues qualitatives, les sondages et les tests A/B. Ce qui faisait la différence entre le groupe témoin et le groupe expérimental était que ce dernier avait aussi été formé à l’usage de la méthode scientifique dans l’application des cadres et techniques. Cette approche exigeait que les fondateurs développent des théories sur les éléments de leurs business plans et qu’ils les testent au travers d’expériences rigoureuses. À l’inverse, les entrepreneurs du groupe témoin étaient libres d’appliquer les cadres et techniques de leur choix comme bon leur semblait.
Pendant plusieurs mois, de vastes équipes d’assistants de recherche ont collecté des données sur les entreprises et ont régulièrement interrogé les fondateurs au téléphone. L’une des start-up suivies était Mimoto, un service de partage de vélomoteurs électriques. Celle-ci a mis au point une expérience pour tester son hypothèse, selon laquelle les étudiants préféreraient le vélomoteur à la marche pour se rendre d’un cours à l’autre. Après avoir installé des dizaines de vélomoteurs près d’un campus urbain, Mimoto a compris que les jeunes ne les utilisaient pas plus que les autres tranches d’âge. En fait, des gens de tous âges – en particulier ceux dont les trajets professionnels étaient imprévisibles – prenaient un vélomoteur en passant par le campus. Les entrepreneurs ont repris leur théorie et, sur la base des données collectées, ils ont déterminé que les jeunes professionnels, notamment les avocats, étaient les plus susceptibles d’avoir besoin de vélomoteurs puisqu’ils devaient sans cesse se presser à leurs diff érents rendez-vous. L’entreprise s’est alors réorientée pour se concentrer sur ce segment de population.
Les expériences de Mimoto vont dans le sens de l’idée d’Alfonso Gambardella, pour qui le postulat de départ des fondateurs n’a pas tant d’importance, étant donné les nombreux tests qu’ils vont effectuer pour déterminer ce qu’il est possible de faire. Grâce à l’expérimentation, ils peuvent ajuster, modifier, ou interrompre leurs approches bien plus tôt qu’ils n’auraient pu le faire sans recourir à la méthode scientifique. La réorientation est chose courante chez les start-up en phase de démarrage. Avant d’être un site de vidéos, YouTube était un site de rencontres. Quant à PayPal, c’était à l’origine une entreprise de sécurité sur Internet. La clé d’une réorientation réussie est de ne pas se focaliser sur les théories initiales, mais plutôt sur les réponses qu’apportent les expériences. Elles doivent fournir des informations sur la demande client, les points de douleur du secteur, et au bout du compte, sur la viabilité.
« Certaines entreprises se sont réorientées pendant notre étude, ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose puisque la plupart l’ont fait très tôt », précise Alfonso Gambardella.
Adopter la méthode scientifique n’est pas difficile. Les entrepreneurs peuvent aisément l’appliquer en respectant les étapes suivantes :
1/ Premièrement, énoncez votre hypothèse principale
Le fondateur de Mimoto pensait que les étudiants loueraient des vélomoteurs pour se rendre plus vite en cours. Ce n’est qu’en formulant clairement cette hypothèse et en observant comment les vélomoteurs installés près du campus étaient utilisés, et par qui, que l’entrepreneur a pu comprendre qu’il faisait fausse route.
Commencez par l’idée qui vous semble intuitivement la plus plausible. « Il faut bien démarrer quelque part, dit Alfonso Gambardella. Mais vous devez avoir d’autres théories potentielles à utiliser si vous constatez que celle de départ est erronée. »
2/ Définissez les contingences qui sous-tendent les hypothèses et étudiez-les
Leonardo Del Vecchio (1935-2022), fondateur de Luxottica, fabricant de lunettes de vue, a procédé ainsi quand il a formulé une théorie pour développer l’entreprise (même s’il ne s’agissait pas d’une start-up à cette époque). Il a émis l’hypothèse que les lunettes pouvaient être plus qu’un moyen de corriger la vue, qu’elles pouvaient être un accessoire de mode. Il pensait que les consommateurs seraient prêts à payer davantage pour des lunettes élégantes, et que certains en achèteraient plus d’une paire afin de créer une « garde-robe pour leurs yeux ». Avant de se lancer sur le marché, il a voulu lever deux incertitudes : Luxottica était-elle capable de produire des lunettes de mode ? Et pouvait-elle passer d’un marché contrôlé par des commerçants indépendants à une approche de vente en B to C ? Leonardo Del Vecchio était convaincu que ces deux choses étaient possibles.
Pour lever ces incertitudes, Luxottica s’est associée à des maisons de mode, Armani par exemple, pour produire différents modèles, et ces modèles ont immédiatement accru la demande. L’entreprise a aussi commencé à investir dans le marketing direct pour tester sa capacité à vendre aux consommateurs plutôt qu’aux opticiens. Aujourd’hui, EssilorLuxottica (son nom actuel) est la plus grande entreprise de lunettes au monde, d’une valeur estimée à plus de 95 milliards de dollars.
Vous pouvez recourir au brainstorming non structuré pour identifier les incertitudes que votre hypothèse implique, mais concentrezvous sur les facteurs les plus importants (disons, trois) de vos expériences.
3/ Peaufinez vos théories et testez-les de nouveau – mais de manière plus étendue
Quand Mimoto a constaté que sa théorie n’était pas viable, l’entreprise en a développé une nouvelle visant les jeunes professionnels. Mais elle n’est pas partie du principe que cette nouvelle théorie fonctionnerait dans le monde réel simplement parce qu’une expérience avait été concluante. Mimoto l’a testée en installant des dizaines de vélomoteurs dans des environnements urbains. Elle a réappliqué la méthode scientifique à sa nouvelle théorie jusqu’à être sûre d’avoir trouvé une solution viable.
« Les entrepreneurs qui adoptent la méthode scientifique ne sont pas des visionnaires, explique Alfonso Gambardella. Ils sont simplement conscients que leurs théories peuvent être fausses. Et, quand ils se trompent, ils modifient leurs théories et les testent de nouveau. Si aucune théorie ne porte ses fruits, ils ferment la start-up. » Même si vous finissez par clore votre entreprise, ne vous inquiétez pas. « L’échec répété est la recette du succès futur », rappelle Alfonso Gambardella.
À PROPOS DE LA RECHERCHE « A Scientific Approach to Entrepreneurial Decision-Making: Large-Scale Replication and Extension », par Arnaldo Camuffo et al. (« Strategic Management Journal », 2024).
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Il n'existe pas de stratégie infaillible pour monter une start-up à succès. Des entrepreneurs y sont parvenus en utilisant des méthodes telles que la matrice d’affaires, le tableau de bord prospectif et bien d’autres. Mais, dans une récente étude impliquant des start-up européennes, une technique stimulait systématiquement la performance. Les entreprises qui recouraient à la méthode scientifique – la discipline séculaire consistant à formuler, tester et adapter des hypothèses – généraient plus de revenus que celles d’un groupe témoin. Elles étaient aussi plus susceptibles d’abandonner des idées non viables, une action courante dans les start-up en phase de démarrage. Et, parmi celles qui dégageaient le plus de revenus dans le cadre de cette expérience, les différences étaient particulièrement prononcées.
Augmenter son chiffre d'affaires avec la méthode scientifique
Dans le classement des 25% d’entreprises les plus performantes, celles qui avaient employé la méthode scientifique avaient généré au cours de l’expérience en moyenne 28 000 dollars de plus que les start-up du groupe témoin, et celles figurant dans les 5% les plus performantes avaient obtenu 492 000 dollars de plus. « Nous avons démarré ces recherches en nous demandant : “Pourquoi tant de start-up échouent-elles ?”, explique Alfonso Gambardella, professeur de gestion d’entreprise à l’université Bocconi et coauteur de cette étude. Après avoir discuté du problème, nous avons compris que beaucoup d’entrepreneurs avaient du mal à émettre des prédictions sur leurs activités, ce qui leur portait préjudice quand venait le moment de prendre des décisions importantes. »