Le "care" face au mal-être des salariés
Les entreprises peuvent mieux faire.

En attendant, ces chiffres racontent quelque chose ; ils mettent en perspective certains des enjeux de la santé mentale. Ils disent aussi que vraisemblablement beaucoup d’entreprises sont malades. Nous vivons pourtant dans une époque où, notamment depuis la Covid-19, le « care » a pris beaucoup de place d’au moins deux manières : le virus a forcé la prise d’acte de responsabilité des entreprises en matière de bien-être ; la notion de protection est entrée de manière fracassante dans la grammaire de l’entreprise à travers une large palette de responsabilités : protéger la santé physique, puis mentale à travers des dispositifs d’écoute, d’alerte, d’accompagnement des aidants, etc ; et d’ailleurs, la santé mentale est un secteur qui connaît une forte dynamique entrepreneuriale.
Cet élan encourage les conversations et les bruits à propos de la santé mentale et tout le monde, ou presque, en parle. Cette tendance met au défi la frontière de l’intime et ce qui relève de la responsabilité de l’entreprise. Il s’agit de poser des limites à un sujet sensible qui semble inhiber tout le monde quand il s’agit de parler de cadre et de permissivité ; l’entreprise souhaite se placer du côté de la bienveillance sans questionner la réelle valeur attendue par les salariés. Et étrangement, alors même qu’il ne semble plus y avoir de tabous, la société est émotionnellement en tension ; les gens semblent plus fragiles qu’autrefois. Les confessions sur la santé mentale sont bruyantes et fréquentes ; les salariés se plaignent et manifestent leur mécontentement parfois dans les baromètres RH, mais plus souvent dans les sondages ou sur les réseaux sociaux. Welcome to The Jungle s’est d’ailleurs fait le porte-voix de cette frange de salariés mécontents.
Des millions de salariés sont désengagés tandis que des millions d’euros sont investis pour tenter de les satisfaire avec peu de résultats. La vague du chief happiness officer est passée. Le télétravail a porté trop d’espoirs curatifs en contrepartie d’efforts de gouvernance plus que modérés. Nous assistons, à l’évidence, à une vague de contagion émotionnelle négative qui dure et s’épaissit. Aussi, nous pouvons légitimement nous demander si le chemin de cette logique de care est le bon et s’il existe un autre chemin, plus efface et créateur d’engagement.
La vérité du réel
Comment arrêter cette vague de mal-être aggravée par les fractures mondiales : climat, géopolitique, technologies, immigration, insécurité ?
Il faudrait d’abord cesser la chimère des illusions perdues. Avant la crise sanitaire, les entreprises s’étaient déjà égarées à imaginer des raisons d’être sans sens et peu porteuses d’espoir pour les salariés qui ont alors espéré que la Covid-19 soit un code rouge mobilisateur. La réalité est qu’à part le télétravail, rien de sérieux, de profond ou de dense ne s’est produit. Nous avons tout simplement été inondés de déclarations de dirigeants et d’articles de journaux pour plébisciter un changement finalement immobile ou presque. Nous devons donc être lucides sur le fait que beaucoup de salariés sont désespérés de leurs dirigeants et n’ont qu’un faible espoir de transformation à impact global.
Ce manque d’attentes trouble les repères et cela nourrit un sentiment de vulnérabilité chez beaucoup de salariés, alors même que les entreprises ont l’impression d’être sur le bon chemin. Les désirs se croisent ; c’est ainsi que des entreprises croient aborder la question de la vulnérabilité, sans la discuter véritablement pour lui donner un sens et un cadre, mais en offrant un dispositif serviciel interne qui serait censé offrir du soin à la carte.
La majorité des entreprises savent que le pacte social minimum qui les lie à leurs salariés est de ne pas nuire. Il y a donc une sorte de distorsion entre les intentions et la situation réelle qui produit une société où les pathologies liées à la santé mentale explosent.
Beaucoup de choses sont imputées au travail, alors que tant de vie personnelle sont en réalité en lambeaux. De plus, le traitement des sujets en silos n’aide pas à avoir une vision globale assortie d’une stratégie d’ensemble. Par exemple, la question générationnelle est polarisée : les millenials vs les autres, tout en excluant pour partie les seniors. Cette manière d’adresser les sujets crée des fractures évitables plutôt que d’avoir une démarche générale inclusive avec un corpus culturel incarné par des valeurs et une culture claires qui infuse de manière cohérente le management et le style de leadership des entreprises.
Les errances stratégiques, notamment en matière de transformation, épuisent les équipes qui assistent interloqués à des projets erratiques aux prises avec une inflation normative, en compensation d’un management défaillant qui finit par interroger la crédibilité générale des états-majors.
Le care global
Ainsi, les entreprises devraient en priorité se saisir de ces problèmes plutôt que d’empiéter sur le terrain de l’ami, du psy ou du médecin, invitant alors les uns et les autres à poser leurs préoccupations sur la table du travail.
Dans Option B, Sheryl Sandberg (ex-numéro deux de Facebook) parle de résilience avec Adam Grant, psychologue et professeur à Wharton. Elle évoque la mort de son mari et l’effondrement qu’elle a ressenti ; elle parle de sa vulnérabilité et de la manière dont elle s’est donné la permission d’être anéantie, sans être perçue comme faible ou insuffisante dans sa vie professionnelle. Elle explique également qu’elle a apprécié que Facebook lui offre du temps et de l’espace pour faire son deuil comme elle le pouvait, avec des moments de tristesse insondables. Elle avait certes les moyens matériels de faire face à cette tragédie, mais elle n’était émotionnellement pas prête à être dévastée.
Le rôle de l’entreprise est d’être humaine, sans être intrusive ni excessivement compassionnelle au point de troubler le cadre régulateur collectif. Si elle choisit de gouverner en s’appuyant notamment sur le triptyque confiance, liberté et responsabilité, alors le care deviendra une action globale, mais cadrée, pour le bien de tous.
Les chiffres relatifs à la santé mentale sont implacables : le coût mondial est estimé à 16 milliards de dollars en 2040 (rapport de la CIA). S’agissant des salariés français, le taux d’engagement est de 7% (Gallup, 2024), le taux de burn-out de 7% (Technologia), le taux d’absentéisme de 5,9% et le taux de harcèlement vécu au moins une fois dans sa carrière professionnelle est de 35% (Qualisocial x Ipsos).
Il est probable que les choses s’aggravent car depuis la publication de ces chiffres, nous sommes confrontés à de nouvelles guerres, un monde géopolitique en pleine fracturation et recomposition, tandis que les enjeux sociaux et environnementaux sont en plein recul. Le Forum économique mondial de Davos a d’ailleurs acté la mort de l’ESG. Dans le même temps, nous pouvons observer le ballet des entreprises qui annoncent le recul, voire la suppression des politiques diversité et inclusion. « Sale temps » pour la planète donc ; et c’est sans doute le signal d’une augmentation probable des perturbations mentales (eco-anxiété, dépression, désengagement, absentéisme, etc.) dans un contexte où le style de leadership se durcit et se brutalise de manière ouverte et assumée.