Subjectivité et vérité. Cours au collège de France (1980-1981)

Une recension de Mehdi Belhaj Kacem, publié le

Foucault a toujours travaillé sur des questions « maudites » par la tradition philosophique : folie, crime, maladie… Qu’est-ce qui différencie la sexualité de ces autres domaines ? Il l’annonce d’emblée : « Alors que, à la folie, à la mort, à la maladie et au crime, nous avons un rapport fondamentalement négatif […], la sexualité […] est l’objet d’un jeu toujours plus complexe de refus et d’acceptation, de valorisation et de dévalorisation […]. » Et un jeu d’où émergerait quelque chose comme la « vérité » du sujet – vérité étant, chez Foucault, une notion problématique engageant un lien complexe entre savoir et pouvoir.

« Subjectivité et vérité » est le dernier-né de la publication des cours de Michel Foucault au Collège de France. Mais il est le premier à annoncer ce qui sera son « tournant », celui qui délaissera les questions « politiques » pour se pencher sur celles touchant au rapport à soi : comment la subjectivité antique se formait par un tissu de prescriptions sophistiqué concernant les pratiques sexuelles. L’archéologie que Foucault nous livre démontre à quel point les normes qui nous servent encore à parler de sexualité sont surdéterminées par des critères purement politiques. À la genèse de la sexualité, il n’y a rien d’autre que des rapports de force.

« Foucault n’aura fait que cela : interroger l’histoire de la rationalité à partir de ses marges enfouies, de ses limites transgressives censurées »

Rapports de force, donc politique : parce que tous les textes antiques qu’il épluche ne concernent que des régions extrêmement limitées de la civilisation d’alors, Grèce, Rome, un peu l’Égypte ; et que, dans cet échantillon étroit, seul un microcosme s’exprime : les élites. Et, à l’intérieur de ces élites, une seule sexualité est tenue pour légitime, qui donne la mesure de toutes les autres : l’acte masculin du citoyen père de famille. Ce qui veut dire que n’a de valeur qu’une typologie sexuelle, qui est « l’active ». Donc, la sexualité féminine, la sexualité de l’esclave, la sexualité passive du jeune homme appelé à être libre, la prostitution et les débauches sous toutes leurs formes ne sont pas à proprement parler interdites ou réprimées : elles sont frappées de nullité pure et simple. Et cela, non pas pour des raisons ontologiques ou morales, mais politiques : ce sont justement les femmes, les esclaves, les prostitué(e)s et les jeunes garçons que le Maître peut consommer à loisir comme mesure parmi d’autres de l’étendue de ses prérogatives. Toutes ces sexualités ne conviennent pas à la bonne direction politique et ne « valent » qu’à l’échelle de la mensuration normative du Chef. D’où, mais tardivement, la valorisation du mariage : pas pour des raisons d’improbable bonheur sexuel, mais pour des raisons de confort domestique, qui aide à la bonne direction publique. D’où aussi l’obsession commune aux Grecs et aux Romains de la figure du tyran débauché (Héliogabale, Néron, Caligula…) : étant incapables de maîtrise sur leur propre sexualité, ontologiquement passifs, ces Maîtres sont des usurpateurs qui horrifient l’architectonique normative par lesquels les philosophes subliment les rapports de force de leur époque. Dans l’image du « tyran fou », le philosophe classique contemple avec horreur l’identité du législatif et du transgressif.

Foucault n’aura fait que cela : interroger l’histoire de la rationalité à partir de ses marges enfouies, de ses limites transgressives censurées. Il amorce ainsi une nouvelle manière de philosopher : non plus, comme tous les philosophes classiques, poser des normes qu’on élève au rang d’archétypes éternels mais, au contraire, montrer ces transgressions que les normes taisent et qui sont en réalité leur condition d’existence. En sexualité comme ailleurs.

 

Vérité

La question de Foucault n’est pas tant : « Qu’est-ce que la vérité ? », mais, en mode nietzschéen : « Pourquoi y a-t-il de la vérité ? » Elle consiste à s’étonner du fait qu’il y ait tant de jeux de vérité. « Quand on considère le formidable déploiement du jeu du vrai et du faux et le si peu de vérité effective […] que l’humanité a pu tirer de ce jeu […], on peut dire qu’à l’échelle de l’histoire ce jeu a coûté beaucoup plus qu’il n’a rapporté. »
 

Subjectivité

La façon dont l’individu se façonne par la codification de ses conduites et le rapport de vérité que le sujet établit à lui-même à travers cette codification.
 

Aphrodisia

Il n’y a pas, chez les Grecs, de notion telle que « la sexualité ». Aphrodisia signifiait pour eux : technologie de soi, activités touchant au désir traversant le corps et à l’intensité des plaisirs, en tant que ce désir et ces plaisirs étaient susceptibles de contrôle et d’économie régulatrice. Ce ne sont pas des caractères de nature (« la » libido ou « la » sexualité comme caractères innés) mais des formalismes d’où la subjectivité n’émergeait qu’après coup.

 

Subjectivité et Vérité. Cours au Collège de France (1980-1981). Michel Foucault inaugure en 1980 un cycle de leçons consacrées à l’étude de l’Antiquité grecque et romaine, qui est le point d’ancrage du philosophe pour ouvrir la question de la formation du sujet. Ce Cours, édité et présenté par Frédéric Gros, forme la matière des deux derniers tomes de son Histoire de la sexualité.
Signalons parmi les ouvrages parus ou à paraître pour l’anniversaire de la mort de Foucault : Michel Foucault, le pouvoir et la bataille, de Philippe Chevallier (PUF), Foucault, le néolibéralisme et nous, de Serge Audier (Grasset), ainsi que des entretiens avec Daniel Deffert, compagnon du philosophe, fondateur de Aides, Une vie politique (Seuil).

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