Nicolas Dufourcq (Bpifrance) "Le besoin de cash dans les toutes petites boîtes est terrible"

Le directeur général de la Banque publique d'investissement esquisse le portait d'une France qui se remet à investir et dresse le bilan des premiers pas de son organisation.

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Nicolas Dufourcq. © Bpifrance

JDN. Bpifrance aide les entreprises françaises à investir. Mais, dans le contexte actuel qui les rend frileuses, ce rôle est-il utile ?

Nicolas Dufourcq. Très utile. L'investissement, c'est 50% de prévisions et 50% de psychologie. Nous faisons les deux. Nous disons aux entrepreneurs qu'il faut s'endetter maintenant, parce que les conditions actuelles sont excellentes et que les vainqueurs de 2016 et de 2017 sont ceux qui investissent cette année. Il est évident que ceux qui continuent d'attendre vont laisser passer des marchés et perdre en compétitivité.

Mais une partie des entrepreneurs ne préfère-t-elle pas attendre une reprise avant de prendre des risques ?

Moins maintenant. L'investissement est en train de repartir en France. Dans la plupart des régions, beaucoup de dossiers d'investissement commencent à nous arriver. La reprise économique, certes faible, étant acquise, le monde étant en croissance, les concurrents eux-mêmes s'équipant, de plus en plus d'entrepreneurs considèrent qu'ils ne peuvent plus retarder leurs investissements.

Quels sont ces secteurs les moins frileux ?

Le secteur de la tech investit. Il n'a d'ailleurs pas vraiment cessé d'investir. L'hôtellerie-restauration s'est également remise à investir. La petite industrie s'y remet progressivement, lentement mais sûrement, au prorata de ses capacités. L'agroalimentaire a l'impératif de rattraper son retard d'investissement. Cela fait quand même deux ans que l'investissement français baisse. Il y a donc un effet de rattrapage très important.

"Les vainqueurs de 2016 et de 2017 sont ceux qui investissent cette année"

Et quels sont les secteurs qui gardent toujours le pied sur le frein ?

Je ne saurais pas caractériser un secteur particulier. C'est plutôt lié à la psychologie des entrepreneurs. Dans le textile, comme ailleurs, vous allez avoir des conservateurs et des audacieux. Mais dans l'aéronautique, tout le monde investit. Dans l'automobile, les gens commencent à réinvestir parce que les chiffres repartent à la hausse.

Les banques traditionnelles financent déjà les projets prometteurs. Etes-vous condamnés à ne vous intéresser qu'aux canards boiteux ?

Pas du tout, parce que l'on ne finance jamais tout seul une entreprise, c'est toujours du cofinancement avec une banque. Quand nous faisons 6 milliards de crédit à l'investissement en 2013, 12 milliards sont prêtés par les banques aux mêmes entreprises. Quand la contrepartie manque, on ne prête pas. Sinon, nous aurions tous les mauvais risques.

Vous annoncez mardi 8 avril la création d'un fonds de 40 millions d'euros destiné aux PME. A quoi servira-t-il ?

Nous avons décidé de créer ce fonds parce que les besoins en fonds propres des petites entreprises, pour des montants de 150 000 à 500 000 euros, sont peu couverts par les acteurs privés du capital investissement. Qu'il s'agisse d'un investissement de 150 000 ou de 10 millions d'euros, les coûts associés (analyse financière, due diligence, appel à des conseils extérieurs...) ne sont pas proportionnels à la taille du ticket. Le retour sur investissement peut ne pas couvrir ou trop peu couvrir ces coûts importants pour les plus petits tickets, et rend difficile l'intervention des investisseurs. C'est typiquement dans ce genre de situation que Bpifrance peut jouer son rôle en comblant une faille de marché.

Bpifrance est née en 2013. Au terme de sa première année, avez-vous eu un coup de cœur pour une entreprise que vous êtes fier d'avoir accompagnée ?

Nous avons pas mal de belles histoires ! L'investissement dans Withings, dans l'Internet des objets, c'est une très belle opération. Nous avons vraiment exprimé notre volonté d'aller soutenir par des capitaux très importants des PME de la tech françaises qui sont à l'international. Inversement, nous avons sauvé Clestra, une société qui fabrique des cloisons en métal et qui est maintenant en train de repartir. Nous sommes en train de sauver Gascogne, une grande entreprise du papier des Landes. Ce ne sont que quelques exemples. Nous sommes montés au capital de Technicolor, de Nexans... En 2013, nous avons investi dans 80 entreprises en equity et nous avons accordé 80 000 prêts.

"Dans le monde de la tech, nous sommes débordés de dossiers"

Vous prévoyez un milliard d'euros de financement de l'innovation en 2014, soit 30% de plus sur un an. Les start-up françaises sont en demande de financement ?

Nous sommes débordés de dossiers. Dans le monde de la tech, nous devons recevoir 2 000 dossiers par an.

Vous possédez 26% d'Eramet. Ces 900 millions, qui ont perdu un tiers de leur valeur, auraient pu financer des dizaines de PME. Etes-vous toujours dans votre rôle quand vous injectez quasiment un milliard d'euros dans un grand groupe ?

C'est tout à fait notre rôle. Nous avons plusieurs rôles. Nous ne sommes pas que la banque des PME, nous sommes aussi le fonds souverain français. Et nous sommes aussi la banque des très grosses ETI et des grandes entreprises françaises, dans des cas très particuliers. Pour la PME, nous allons tout faire : la trésorerie, le crédit investissement, le crédit-bail... Tout sauf les flux : nous ne gérons pas de comptes courants. Mais plus on va vers les grandes entreprises, plus notre intervention se limite à une intervention en fonds propres dans des situations particulières. Il fallait pour Eramet maintenir un ancrage public important. Il a donc été demandé à mes prédécesseurs, au FSI, de prendre le ticket. Depuis, le nickel s'est effondré, donc la situation s'est dégradée. En même temps, il suffit d'un soubresaut du nickel pour que le cours d'Eramet remonte.

Vous proposez aussi un préfinancement du CICE. Là encore, est-ce votre mission ?

Complètement. La caisse nationale des marchés de l'Etat été créée en 1927. Son rôle est d'acheter des créances des PME sur l'Etat. Cela fait maintenant 87 ans que nous faisons cela ! Le CICE est une créance publique. C'est une nouvelle ligne de produits très classique pour nous, qui marche très fort.

"Certaines TPE sont venues chercher 1 000 euros"

N'avez-vous pas l'impression que les premiers bénéficiaires du CICE sont les grosses entreprises comme la Poste, la SNCF et non les PME ?

Le taux de marge est bas partout, il est très bas dans les grandes entreprises en particulier. Qu'on leur donne un bol d'air, cela ne me choque pas. Mais nous ne préfinançons pas le CICE de la Poste. En 2013, 12 500 entreprises ont voulu vendre leurs créances chez nous, dont 8 500 TPE. Certaines sont venues chercher 1 000 euros, parce que le besoin de cash dans les toutes petites boîtes est terrible.

1 000 euros, c'est un besoin de trésorerie à très court terme ?

A 15 jours. Là, c'est de la mission de service public.

Vice-présidente de Bpifrance, Ségolène Royal vient d'intégrer le gouvernement. Va-t-elle quitter votre conseil d'administration ?

C'est à elle de le dire. Pour l'instant, elle ne s'est pas exprimée.

Apparemment votre collaboration a été un peu difficile ?

Franchement, c'est maintenant très facile. C'est complètement normalisé.

"Il faut que les grandes entreprises françaises achètent la tech des jeunes pousses"

Au-delà de votre financement, qu'est-ce qui manque aux entreprises françaises pour booster l'innovation ?

Deux choses. Il faut que les grandes entreprises françaises achètent la tech des jeunes pousses françaises. Beaucoup de jeunes pousses disent préférer avoir une commande d'EDF ou de l'AP-HP plutôt qu'un crédit. Trop souvent, elles se projettent à l'étranger parce qu'elles ne trouvent pas de client en France. Et après, on s'étonne qu'elles ne grandissent pas. Les relations jeunes pousses de la tech et grandes entreprises sont absolument fondamentales. Le deuxième point sur lequel il faudra continuer d'évoluer, c'est la réglementation, souvent trop lourde pour les petites boîtes.

Quand vous évoquez la relation avec les grands groupes, vous pensez à un changement de culture dans ces organisations ?

Souvent, oui, en particulier leur appétence pour le risque. Evidemment, on prend un risque quand on prend une jeune pousse française plutôt qu'une marque installée. Mais souvent on finit par prendre des jeunes pousses étrangères simplement parce qu'elles ont fait un branding anglo-saxon qui rassure. Pour résumer : il faut donner sa chance à la tech française.

"Le problème de l'entrepreneuriat n'est pas un problème de formation, c'est un problème de caractère"

Vous intervenez justement au sujet de la prise de risque à la Journée nationale de l'ingénieur. Vous qui êtes passé par HEC, y-a-t-il selon vous des lacunes dans l'enseignement supérieur français sur l'entrepreneuriat, en-dehors des écoles de commerce ?

Le problème de l'entrepreneuriat n'est pas un problème de formation, c'est un problème de caractère. Il faut avoir la passion de la gagne et le goût de la liberté. Et il faut être parfois insolent, avoir envie de sortir des sentiers battus. Il faut être totalement immunisé à la peur, être dans l'auto-suggestion, dans l'auto-hypnose pour ne pas voir tous les obstacles qu'il va falloir franchir pour réussir. C'est une typologie de caractère très particulière, qui se développe en France, mais qui est insuffisante. Malheureusement, je pense que notre système éducatif favorise énormément les structures psychiques qui sont très peu dans l'auto-suggestion mais beaucoup dans l'analyse du risque et par conséquent dans l'impuissance.

C'est aussi vrai chez un étudiant de HEC que chez un élève de Polytechnique ?

C'est vrai dans la société française. Il se trouve que dans les écoles de commerce, le travail sur la psyché a commencé il y a beaucoup plus longtemps. La première spécialisation "Entrepreneur" chez HEC date de 1982. Quand je suis sorti de l'école en 1984, il y avait 15 personnes dans cette majeure. Aujourd'hui, il y en a 98. Il est vraiment en train de se passer quelque chose de totalement fondamental pour le pays.

Nicolas Dufourcq a été interrogé à l'occasion de la Journée nationale de l'ingénieur, dont le JDN est partenaire. Organisé par IESF, cet événement s'est déroulé le 3 avril 2014 à la Cité des sciences et de l'industrie à Paris. Nicolas Dufourcq y intervenait dans le cadre d'une table ronde sur le thème "prendre des risques".