Pacôme Thiellement : “Philip K. Dick, c’est une mystique de l’esprit critique !”
L'intégralité des nouvelles de Philip K. Dick vient de reparaître dans la collection Quarto de Gallimard. L'un de ses plus fins exégètes, l'essayiste et cinéaste Pacôme Thiellement, nous fait plonger dans les vertiges philosophiques de l’œuvre de ce visionnaire qui s'est servi de la science-fiction pour mieux explorer le réel.
L’oeuvre de Philip K. Dick est prolifique et témoigne de nombreuses obsessions existentielles. Quel est le rapport de Dick à la philosophie ?
Pacôme Thiellement : Philip K.Dick est un grand lecteur des auteurs classiques – philosophes et romanciers –, mais il est également imprégné de la culture de la science-fiction. Il s’est donc intéressé de près à de nombreux systèmes philosophiques, mais toujours de manière très libre, voire aventureuse. Son œuvre répond d’abord d’une urgence existentielle : donner du sens à un monde qui semble lui échapper en permanence. Sa matière philosophique première est le réel. Il a eu cette phrase célèbre : « Le réel, c’est ce qui continue d’exister lorsqu’on cesse d’y croire. » S’il s’est essayé au réalisme, dans un style proche de Tolstoï ou de Maupassant, c’est dans la science-fiction que s’est épanoui son rapport au monde, un monde conçu en point d’interrogation. Dick met en scène des personnages réalistes, des hommes du quotidien avec une psychologie cabossée, en proie à la mélancolie et au sentiment d’échec, plongés dans un monde bizarre, dont les règles leur échappent. Pour lui, la réalité que nous expérimentons est une création collective sans cesse modifiée. Il veut lutter contre le solipsisme, qui lui donne l’impression d’être enfermé dans un monde illusoire créé par sa propre subjectivité – ou par une inter-subjectivité tout aussi illusoire. L’idée selon laquelle le monde est en éternelle reconstruction a eu une grande influence dans les oeuvres de science-fiction qui lui ont succédé. En ce sens, il anticipe des questionnements qui se sont posés par la suite face à la virtualité et la cybernétique. C’est une saveur propre à la lecture de Dick que de se retrouver dans un univers où les règles changent sans cesse et où l’on se joue des perspectives.
“Pour Dick, toute pensée, dès lors qu’elle atteint le stade de système, devient un piège”
D’où lui vient cette obsession pour l’exploration des réels ?
Dick est profondément à gauche, il se décrit d’ailleurs comme un écrivain marxiste. Il est avant tout antigouvernement, tant à une échelle politique que cosmique. Il a une vision du pouvoir comme malédiction, ce qui s’étend à un niveau métaphysique : s’il existe un Dieu unique, alors il est malfaisant. Pour Dick, toute pensée, dès lors qu’elle atteint le stade de système, devient un piège. Même la pensée anti-système, si elle s’érige en système, nous empêchera par nature de comprendre le monde. L’expérience de la réalité est pour lui intrinsèquement fragmentaire : chaque chose contient un mélange de divin et de non divin, de lumineux et de non lumineux. Il est en ce sens très proche de la pensée gnostique. La publication il y a quelques années d’un premier extrait de L’Exégèse [éd. fr. 2 vol., J’ai lu, 2016], constitué de notes qu’il a rédigées à la fin de sa vie, nous a amené à pénétrer intimement son univers intellectuel et spirituel. Il tente d’y décrire le monde tel qu’il lui a été révélé, par son imagination et par des expériences mystiques. Il reprend l’image d’une attraction de Disneyland, « Voyage de crapaud pour nulle part en particulier », dans laquelle le passager traverse différents univers en barque. Il y voit une allégorie de la quête spirituelle : l’homme traverse les systèmes de pensée de manière cyclique, se fraye un passage dans le labyrinthe de sens. La parole divine étant par essence incomplète, l’homme visionnaire est nécessairement à la fois un philosophe et un exégète du monde. Il doit traverser la totalité de ce qui a été donné et apporter sa vision, qui, temporairement, permettra de comprendre le monde et de le transformer. Le visionnaire est du côté des forces d’émancipation, mais si sa vision est collectivement pensée comme système, elle devient nocive et doit à nouveau être brisée. C’est une vision du monde compliquée, mais qui n’est pas sans espoir !
Quelle est la pertinence de publier ces nouvelles en 2020 ?
Le monde dans lequel on vit donne raison à son intuition première selon laquelle le monde est incohérent. Un des phénomènes les plus parlants du dernier siècle est l’approfondissement des microdifférences entre individus, les idiosyncrasies. Le monde commun rétrécit. Nous faisons quotidiennement l’expérience de l’étrangeté : en écoutant un discours politique, en lisant la presse. Dans un monde globalisé, nous sommes en permanence confrontés à une expérience du monde qui n’est pas la nôtre. Face à cela, on a besoin de repères. Si Dick est prophète, ce n’est pas en ce qu’il détient la clé du monde, mais, au contraire, parce qu’il nous montre l’incomplétude de tout système. Toutefois, malgré l’absence d’ordre, l’expérience de cette incomplétude est le destin de tout homme en quête du divin. Dans une lettre à Claudia Bush écrite dans les années 1970, Dick dit avoir découvert le poème de sa vie. Il s’agit du poème gnostique L’Hymne de la Perle, qui raconte l’histoire d’un prince parti en terre étrangère pour retrouver une perle perdue dans un lac par un dragon. Mais il perd la mémoire de son identité et de sa quête, et erre ainsi des décennies, jusqu’au jour où un aigle passe, lui apportant une lettre de ses parents. Alors la mémoire lui revient, et il part à nouveau en quête de la perle. Ce récit est, par nature, en suspens : dès lors qu’on la trouve, la perle n’est plus qu’un objet. Dick décrit sa quête comme de l’épistémologie – de l’épistémologie comparative, je dirais, une quête du juste, du divin, qui ne peut se satisfaire d’une vision du monde arrêtée. C’est finalement une mystique de l’esprit critique !
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