Retour à l'anormal : le monde du travail d'après… est aussi risqué

Retour à l'anormal : le monde du travail d'après… est aussi risqué

S’il est une vérité partagée : confiner n’est pas de tout repos… mais déconfiner ne l’est pas plus… Le “monde d’hier” n’est toujours pas d’actualité et “la normalité” dans le contexte présent s’écrit plutôt tout attaché. 

Le monde du travail a été mis à rude épreuve ces derniers mois et les collaborateurs exposés à de multiples difficultés professionnelles : le télétravail à plein temps a été épuisant, le co-télétravail une source de tension ; la solitude au long cours du télétravailleur isolé, un véritable risque ; intervenir sur site en insécurité sanitaire, une épreuve ; être placé en activité partielle, une menace sur l’avenir… 

Aussi, le déconfinement a-t-il rendu plus tangibles et légitimes les aspirations à la reprise de l’activité, le souhait de renouer avec un contexte normalisé et, pour les plus ambitieux, les espoirs d’une réinvention de l’entreprise (62 % des dirigeants souhaiteraient changer le modèle de leur entreprise par exemple, selon une étude de Rh-Info).

Pourtant, la reprise d’activité en phase de déconfinement a plutôt été synonyme de “retour à l’anormal”, si l’on nous autorise ce jeu de mots. Au-delà des plans de reprise et leurs contraintes sanitaires qui introduisent une vraie complexité et menacent, entre autres raisons, les Ressources humaines d’épuisement (cf. “Pour les DRH, la crise ne fait que commencer”, Le Monde, 13 mai 2020), “l’anormal” que nous évoquons ici est plus insidieux et pourrait être masqué par l’“euphorie du retour au bureau” : les organisations courent le risque d’une forme de crise post-traumatique et d’une fragmentation de leur collectif de travail.

Organisations, le risque post-traumatique

Les conséquences post-traumatiques des expériences de confinement sur les individus sont bien documentées dans la littérature scientifique (Conséquences psychopathologiques du confinement”, L’Encéphale, 2020). Mais qu’en est-il de l’état post-traumatique des organisations ?

Cette question n’est selon nous en rien rhétorique ou catastrophiste dans la mesure où aucune entreprise ne sortira indemne de plusieurs mois de crise sanitaire… suivis de plusieurs mois de reprise au ralenti… suivis d’une crise sociale et économique d’une ampleur encore inconnue qu’annoncent les plans de licenciement qui égrènent depuis peu les pages économiques de nos medias.

Le basculement de pan entier du personnel en télétravail à plein temps et de personnels restés sur site ou sur le terrain en contexte d’insécurité sanitaire rebat les cartes du rapport des collaborateurs à leur entreprise. Toutes nos enquêtes montrent une extrême sensibilité des salariés à la façon dont leur entreprise a communiqué, à la façon dont elle prit soin d’eux, à la façon dont le travail managérial a été ajusté…

L’entreprise ne connait aucune extra-territorialité sociétale : ce qui se passe hors d’elle l’impacte directement, ce qu’elle impulse en interne conditionne la perception des événements qui lui sont externes. Le traumatisme sociétal (en raison de la surmortalité, de la privation des libertés individuelles, de l’inquiétude collective…) se joue aussi à la hauteur des organisations (risque de perte d’emploi, surmenage, surcharge et épuisement, interrogation sur les capacités de rebond…).

Dans une société mise au ralenti, l’entreprise doit savoir respirer (relâcher une pression productive, assouplir des horaires, inciter à la tolérance face aux défaillances humaines, etc.). En période de crise, il est primordial pour les organisations de faire bloc et de resserrer les liens. Le sens du collectif et de sa survie doit colorer toutes les autres considérations (définitions des objectifs, performance commerciale, délais de production, etc.).

De nombreuses entreprises ont été exemplaires : travail managérial et Rh de proximité, renforcé par des campagnes de questionnaires anonymes, adaptation et réactivité dans la prévention des risques, communication repensée dans une logique du “parler vrai”, dépouillée des scories “corporate” habituelles. D’autres organisations l’ont été beaucoup moins (pression managériale, ignorance des contraintes personnelles apparaissant avec la crise, détournement du dispositif d’activité partielle…).

Comme la fusion de deux entreprises peut marquer pendant une décennie les collaborateurs (“je suis un ex…”), l’histoire récente de la gestion de crise marquera le temps long des organisations : image et valeurs de l’entreprise, engagement et mobilisation des salariés, turnover et rétention des talents, etc.

Collectifs de travail, le risque de la fragmentation

Le deuxième risque que l’on observe à travers les témoignages des collaborateurs est celui de la fragmentation. Deux mois de confinement et des conditions de travail fortement différenciées entre les salariés ont rendu plus vivaces les oppositions traditionnelles à l’œuvre dans le monde du travail (le terrain versus les bureaux, par exemple), tout en les renouvelant (le télétravailleur versus l’inactif forcé, par exemple).

Les collaborateurs restés sur site et exposés aux risques sanitaires peuvent assimiler les télétravailleurs à plein temps à des “salariés protégés”, voire à des “planqués” (ce qu’illustre l’extrait d’entretien suivant : “Ça va, ils étaient tranquilles à la maison, pendant que nous on risquait de tomber malades et surtout de contaminer la famille…”). De leur côté, les télétravailleurs peuvent juger que leur rythme effréné a été déterminant dans le maintien de l’activité et la pérennité de leur entreprise : le "terrain" avec ses horaires resserrés, ses conditions de circulation facilitées, etc. étant finalement moins sollicité (“pour certains, c’était tout de même tranquille… on ne va pas se mentir, ils n’étaient pas en visio jusqu’à 20 heures presque tous les soir, comme nous”, explique par exemple une autre enquêtée). Enfin, cas plus délicat, les “chômeurs partiels” peuvent se révéler des collaborateurs finalement moins essentiels à l’entreprise pour leurs collègues restés en activité (“Sérieux, je ne veux pas être méchant, mais nous on a trimé et eux… c’était quand même les vacances, à la maison, payés… l’entretien est bien confidentiel, hein ?”); en retour, eux-mêmes peuvent vivre leur situation comme une forme d’injustice et taxer leurs collègues en activité de privilégiés (“Franchement, je n’ai pas compris pourquoi certains étaient en activité partielle et pas d’autres, c’était pas clair…”) . S’il ne faut jamais sous-estimer la solidarité, l’empathie et l’intelligence des collectifs de travail face aux crises et à l’imprévu, on constate ici les tiraillements qui animent et animeront les équipes dans les mois et années à venir.

L’entreprise, entité agissante

L’entreprise est par définition une entité agissante. La capacité d’action et de réactions des organisations face à la menace sanitaire des mois passés le confirme amplement. Aujourd’hui, la crise offre l’opportunité d’une transformation des pratiques qui s’effectuerait non pas “dos au mur”, comme c’est souvent le cas, mais en “avance de phase” et en se projetant vers un autre avenir. Des choix stratégiques fondamentaux se posent sur l’organisation interne des entreprises, sur les modes de collaboration et les temps de vie, sur le rapport aux risques professionnels, notamment en matière psychosociale.

Nous avons déjà souligné l’importance dans le contexte actuel du “Faire entreprise”. L’enjeu apparaît capital, car… pour citer le célèbre groupe de Rap, NTM : “Le monde de demain quoi qu’il advienne nous appartient.” Il appartient donc aux entreprises de démontrer si leur futur fera mentir cet enseignement d’un penseur du passé plus légitime : “L’expérience et l’histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer.” (Hegel, La raison dans l’histoire).

Dominique Van Deth

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3y

Je vous rejoins parfaitement sur le risque de fragmentation. J'ajoute celui d'intensification du travail dans un désir de maitriser l'inmaitrisable. J'esquisse également une solution ici : Monde d'après : le travail en danger https://www.linkedin.com/pulse/monde-dapr%25C3%25A8s-le-travail-en-danger-dominique-van-deth/ Au plaisir d'en discuter avec vous...

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