Jeudi 26 octobre, il est près de 13 h 30. La permanence téléphonique de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), dans le 13e arrondissement de Paris, est censée avoir fermé depuis une heure déjà, mais Léa Scarpel, l’une des cinq juristes qui y travaillent, a encore son casque-micro vissé sur les oreilles et noircit plusieurs feuilles du récit que lui raconte une victime de harcèlement sexuel. Dans le bureau voisin, ses collègues sont à pied d’œuvre elles aussi. Depuis le matin, le standard n’a pas arrêté de sonner, c’est à peine si les responsables de l’association ont eu le temps d’aller aux toilettes.
Il y a eu le signalement d’un syndicaliste pour une femme victime du harcèlement d’un responsable des ressources humaines, la saisine d’une réceptionniste d’hôtel victime des propos obscènes et répétés d’un collègue, celle d’une commerçante victime des attouchements de son patron, le suivi d’une patiente harcelée par son médecin et « terrorisée » à la veille d’une audition au commissariat…
« Des employeurs qui [ne sanctionnent pas], nourrissant le sentiment d’impunité »
Au bout du fil, à chaque fois, des voix brisées qui disent la peur et le sentiment de culpabilité de n’avoir « pas compris, pas fait ce qu’il faut » ; des vies suspendues, entre dépression et prise de poids. Et cette constante : « Des employeurs qui ne souhaitent pas sanctionner, nourrissant le sentiment d’impunité », déplore Léa Scarpel. Toute la matinée, d’une voix rassurante, cette diplômée en droit international de 34 ans a écouté, conseillé, rappelé la loi, mais aussi la dure réalité :
« Vous avez plus de chances d’obtenir une décision positive devant les prud’hommes qu’au pénal, où 93 % des plaintes pour harcèlement sexuel font l’objet d’un classement sans suite. »
Fondée en 1985, sept ans avant le vote de la première loi réprimant le harcèlement sexuel, pour lequel elle a œuvré, l’AVFT est la seule association en France spécialisée dans la défense des victimes de violences sexuelles dans le cadre du travail. Depuis le début de l’affaire Weinstein et le mouvement de libération de la parole de femmes qui s’en est ensuivi, son standard a littéralement explosé, et la boîte e-mail de l’association ne cesse, elle aussi, de se remplir.
Malgré cet afflux de demandes, l’association ne compte pourtant que cinq juristes salariées, épaulées par une avocate stagiaire et deux bénévoles. Des effectifs qui semblent bien maigres face à l’ampleur de la tâche, quand on sait qu’une femme sur cinq se dit concernée, selon une enquête du Défenseur des droits en 2014, et que tous les milieux professionnels sont touchés. Dans leur petit local en rez-de-chaussée, au milieu des piles de dossiers et d’exemplaires du code pénal, chacune a affiché au-dessus de son bureau la carte des régions dont elle a la charge. L’agenda de l’association est rempli jusqu’en 2018.
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