[Libres propos] La fraude licite

EXTRAIT DE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 24 – 11 JUIN 2018 – © LEXISNEXIS SA

LA SEMAINE DU DROIT LIBRES PROPOS

CONTRATS ET OBLIGATIONS

La fraude licite

Pierre Sargos, président de chambre honoraire à la Cour de cassation

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POINTS-CLÉS ➜ Depuis l’entrée en vigueur du Code civil la Cour de cassation a toujours maintenu le principe suivant lequel, dans tous les domaines du droit, l’acte reposant sur une fraude est soit nul, soit inopposable La règle fraus omnia corrumpit , apparue dans le droit français au moyen âge, ne connaissait aucune exception Un arrêt de revirement du 28 février 2018 a mis fi n à l’universalité du champ d’application de cette norme, qui est une déclinaison du principe matriciel du droit qu’est la bonne foi

En proclamant dès 1817 que « la fraude fait exception à toutes les règles », la Cour de cassation ( Cass. req., 3 juill. 1817 : Sirey, 1818, I, p. 338 ) n’avait pas innové en ce sens qu’elle se bornait à consacrer, après la codification issue du Code civil, un acquis du droit français remontant au post glossateurs du XIII e et XIV e siècles. Sont particulièrement éclairants sur cette construction et sur cette constance les études et travaux de José Vidal ( Essai d’une théorie générale de la fraude en droit français : le principe fraus omnia corrumpit, thèse, Paris, 1957) ; Gaston Calbeirac ( Considérations sur la règle fraus omnia corrumpit : D. 1961, chron. p. 169) ; Laurent Boyer ( Sur quelques adages : note d’histoire et de jurisprudence : Bibliothèque de l’École des chartes, t. 156, 1998, p. 13 à 76 ) ; ou encore la thèse de Delphine Lanzara ( Les méthodes de la Cour de cassation dans la création du droit : étude à la lumière du droit des obligations : Faculté de droit de Nice Sophia Antipolis, 2014, not. n° 54 à 56 et n° 142 à 145 ) .

Au milieu du XX e siècle le Procureur général Besson saluait cette constance en soulignant ( Cass. ch. réunies, 21 mai 1952 : Bull. civ., n° 1 ; D. 1952, p. 537, concl. A. Besson, note R. Savatier ; S. 1953, I, p. 61, note Brunet) que « si la fraude fait échec à toutes les règles c’est parce qu’elle est la négation du devoir de loyauté qui fait partie de ce fonds permanent de la nature humaine et constitue la réalité permanente à tous les faits juridiques, aux côtés des principes qui tiennent à la raison pure ou à la nature des choses ». Cette observation rejoint celle de François Gorphe ( Le principe de la bonne foi, préface de H. Capitant : Dalloz, 1928 ) suivant laquelle tout droit doit être limité à la fraude : elle lui enlève son fondement moral, le minimum d’honnêteté et de bonne foi sans lequel il n’a plus de raison d’être. L’adage fraus omnia corrumpit est en effet une déclinaison du principe matriciel de bonne foi (V. notre étude Les sept piliers de la sagesse du droit : JCP G 2015, doctr. 34, § 8 à 13 ).

Delphine Lanzara qualifie « d’exception polyvalente » l’exception tirée de l’adage fraus omnia corrumpit car elle permet de remédier à une « pathologie susceptible d’affecter toutes les règles de droit … » ( Thése préc., n° 54 ). L’universalité de son application à toutes les règles de droit est de l’essence même de l’exception de fraude car toutes ces règles peuvent être utilisées de manière frauduleuse.

Jusqu’au 28 février 2018 toutes les chambres de la Cour de cassation ont conforté la pérennité de l’universalité de l’exception de fraude. Ainsi un arrêt de la première chambre civile énonce qu’il résulte des principes généraux du droit en matière de fraude que, nonobstant l’exclusion du recours en révision par l’article 1507 du NCPC la rétractation d’une sentence rendue en France en matière d’arbitrage international doit être, exceptionnellement, admise en cas de fraude ( Cass. 1re civ., 25 mai 1992, n° 90-18.210 : JurisData n° 1992-001332 ). Un autre arrêt décide que viole le principe fraus omnia corrumpit la cour d’appel qui admet que la renonciation d’une personne à remettre en cause les actes passés par son auteur est opposable aux fils de cette personne et ne leur permet plus d’agir alors qu’il résultait de ses constatations que l’intention du renonçant était de porter frauduleusement atteinte aux droits de ses héritiers réservataires ( Cass. 1re civ., 4 févr. 1992, n° 90-15.760 : JurisData n° 1992-000158 ). Au visa du principe fraus omnia corrumpit , la chambre commerciale décide qu’un dépôt de marque est entaché de fraude lorsqu’il est effectué dans l’intention de priver autrui d’un signe nécessaire à son activité ( Cass. com., 25 avr. 2006, n° 04-15.641 : JurisData n° 2006-033209 ). La 3 e chambre civile, visant le principe selon lequel la fraude corrompt tout, décide que la fraude commise lors de la conclusion de baux dérogatoires successifs interdit au bailleur de se prévaloir de la renonciation du preneur à la propriété commerciale ( Cass. 3e civ., 8 avr. 2010, n° 08-70.338 : JurisData n° 2010-003388 ). La chambre sociale admet que la fraude peut conduire à écarter la prescription annale prévue par l’article L. 1237-14 du Code du travail ( Cass. soc., 22 juin 2016, n° 15-16.994 : JurisData n° 2016-012110 ) ; un autre de ses arrêts énonce qu’en l’absence de fraude du salarié, l’AGS (le régime de garantie des salariés) ne peut invoquer un droit propre en reconnaissance d’un transfert du contrat de travail, ce qui signifie que la fraude du salarié confère ce droit propre à l’AGS ( Cass. soc., 8 déc. 2016, n° 14-28.401 : JurisData n° 2016-026032 ). (…)

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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck

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