Depuis la parution de son livre, «The No Asshole Rule» («Objectif zéro-sale-con») en 2007, Robert Sutton est devenu le spécialiste mondial des personnalités odieuses au bureau. Il avait déjà réédité son ouvrage en 2010, avec une pelletée de nouvelles observations. Nous lui avons demandé de faire un troisième point, fin janvier 2013, sur l’évolution des comportements déviants en milieu professionnel. Même au téléphone, depuis Palo Alto, l’homme s’enflamme sur le sujet : avec la crise, les tyrans, les pervers et les emmerdeurs de tout poil ont de plus en plus le champ libre. Mais beaucoup d’entreprises commencent à poser des garde-fous.

Management : Pourquoi le professeur en comportement organisationnel que vous êtes s’est-il penché sur le sujet des “sales cons” ?

Robert Sutton : Tout d’abord parce que quand j’étais petit, mon père m’a toujours dit de ne jamais devenir un sale con. Plus tard, quand j’ai commencé à travailler au département de management et d’ingénierie de Stanford, je me suis fixé comme règle, avec d’autres enseignants, de ne jamais embaucher ce genre de profil. Même si c’est un prof brillant, un sale con pourrit l’ambiance et fait baisser le niveau d’innovation, de motivation et de productivité. Au sein de l’entreprise, c’est la même chose, d’où mes travaux universitaires sur le sujet. Le lieu de travail doit rester un endroit civilisé. Dans un environnement où règnent le respect et la dignité, la productivité est toujours meilleure : il s’agit d’un cercle vertueux. Sinon, les sales cons prolifèrent.

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Management : Le phénomène est mondial, d’après les retours que vous avez…

Robert Sutton : Pendant que je vous parle, je regarde mon blog : j’ai recueilli à ce jour environ 11 000 témoignages et demandes de conseils venant du monde entier depuis la parution de mon livre, en 2007. D’ailleurs, beaucoup de ces e-mails arrivent de France, et je dois faire appel à ma sœur pour qu’elle me les traduise. Tous ces messages prouvent que le sujet concerne des millions de personnes sur la planète, ce qui est inquiétant et m’a incité à continuer d’étudier le phénomène. Dans les entreprises prestigieuses pour lesquelles il m’arrive d’intervenir comme consultant, chez McKinsey, par exemple, on m’appelle «the asshole guy», «monsieur sale con» !

Management : Avec la crise, avez-vous vu émerger de nouveaux comportements déviants ?

Robert Sutton : Ce qui a surtout changé, dans ce contexte économique, c’est qu’avec les taux de chômage record que connaissent les Etats-Unis et l’Europe, les gens ont peur de perdre leur job et hésitent davantage à se rebeller contre les managers tyranniques ou pervers. Du coup, le pouvoir de nuisance de ces derniers s’est accru. J’ai d’ailleurs une anecdote regrettable à raconter à ce propos : à cause de mon livre, qu’il avait posé ostensiblement sur son bureau, un de mes lecteurs a été licencié…

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Management : Les nouvelles technologies contribuent à répandre le mauvais esprit, non ?

Robert Sutton : L’e-mail permet effectivement d’envoyer des courriers cinglants sans confrontation directe. Un abruti peut aussi déverser des horreurs sur une personne en utilisant la fonction copie cachée. Avec les réseaux sociaux, en revanche, c’est différent. Dénigrer quelqu’un sur Facebook ou Twitter risque, un jour ou l’autre, de se retourner contre vous.

Management : Les entreprises réagissent-elles, du moins aux Etats-Unis ?

Robert Sutton : Oui. Les écarts de comportement sont de moins en moins tolérés dans les boîtes. Je pense notamment à Procter & Gamble, mais il y en a beaucoup d’autres. Dans ce groupe, ils ont compris que les salariés, même les superstars, qui passent leur temps à être arrogants, à rabaisser leurs collègues et à ne penser qu’à leur intérêt personnel créent une atmosphère démotivante, vampirisent l’énergie de l’entreprise et méritent d’être virés. Chez Google, ils appliquent carrément ce principe dès le processus de recrutement. Il n’y a pas de place pour les connards à Moutain View, fussent-ils les meilleurs techniciens de la Silicon Valley.

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Management : Beaucoup d’entreprises mettent en avant leur mission, leur vision, leurs valeurs… Que pensez-vous d’un code de bonne conduite, un “No Asshole Code” ?

Robert Sutton : Je dirais oui, faites-en un, mais ne le publiez pas : il est plus important de le rendre implicite. Selon moi, il y a un risque de décrédibilisation pour une entreprise qui afficherait un code de bonne conduite sans que le top management le respecte. Je connais ainsi un labo pharmaceutique dont la dirigeante a ajouté aux valeurs du groupe un objectif du type «zéro sale con». Or elle-même se comportait exactement comme ce qu’elle décriait. Devinez quoi : il y a eu un mouvement de rébellion et elle a finalement été virée par ses actionnaires. Il ne faut jamais rien publier qui puisse vous faire passer pour un hypocrite ou un menteur. Avoir un code de bonne conduite est important. Mais ce qui compte, c’est l’état d’esprit insufflé par les leaders d’une entreprise, et leur façon de se comporter. Les studios Pixar, par exemple, ou l’agence de design Ideo sont des entreprises qui ont besoin d’idées originales pour demeurer innovantes. L’écoute et la confrontation positive des points de vue y sont favorisées et valorisées sans qu’il y ait aucune règle écrite. L’atmosphère qui y règne crée une dynamique positive.

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Management : Mais ne risque-t-on pas de se retrouver entouré d’imbéciles heureux ?

Robert Sutton : Il faut évidemment se méfier des collaborateurs qui n’expriment pas leurs opinions, ont une attitude soumise ou manquent de personnalité. Les managers, quant à eux, doivent apprendre à être directs, même si c’est au détriment de leur popularité. Une entreprise vit toutes sortes d’événements, et certains collaborateurs ont parfois besoin qu’on leur remonte les bretelles. On peut avoir des discussions houleuses, mais il faut toujours conserver un respect mutuel. Les meilleurs patrons sont ceux qui sont capables de dire rapidement les choses positives ou négatives à leurs salariés.

Quelle attitude conseillez-vous d’adopter face à la méchanceté ?

Robert Sutton : Le détachement. Personnellement, si quelqu’un m’agresse, je sais neutraliser l’atteinte émotionnelle produite par l’attaque. Avec le temps, ça s’apprend. Si vous n’y parvenez pas et que vous vous retrouvez dans un environnement professionnel où sévit un sale con, cherchez un job dans une boîte où on ne les tolère pas.

Propos recueillis par Claire Derville et Gabriel Joseph-Dezaize