Décret RGAA (1/3) : charges disproportionnées

Un stylo sur un cahier. Il y a aussi 2 boules de papier

Nous avons fait une veille sur la nouvelle loi accessibilité numérique, nous l’attendions depuis 5 mois : une première version du décret a été publiée le 6 mars 2019. On retrouve ce projet de décret sur le site de la Commission européenne.

Nous retenons une bonne et une mauvaise nouvelle.

Commençons par la mauvaise : une complexité effarante et de fortes régressions pour les droits des personnes handicapées. C’en est juste incroyable ! Mais la bonne, c’est que rien n’est encore complètement joué : il ne s’agit que d’une version «draft», c’est-à-dire susceptible d’évoluer… dans le bon sens, nous l’espérons.

Avec cet article, nous nous donnons 3 objectifs :

  1. sensibiliser sur les enjeux politiques de ce texte particulièrement difficile à lire et à comprendre,
  2. donner des arguments aux personnes défendant les droits des personnes handicapées qui pourront plus facilement communiquer en renvoyant vers cet article si nécessaire,
  3. faire des propositions concrètes pour améliorer le texte.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce projet de décret et d’arrêté qui l’accompagne, mais nous allons nous concentrer sur 3 points prioritaires selon nous :

  • la notion de charge disproportionnée
  • la mise en œuvre du contrôle et des sanctions associées
  • la définition d’un nouveau poste de Digital Accessibility Officer, qui à l’instar du DPO pour le RGPD aurait pour mission de piloter la mise en œuvre de la politique accessibilité numérique des organisations concernées par la loi.

Après une brève introduction pour chacun de ces points, nous verrons successivement :

  • le texte actuel du décret,
  • le contexte européen et international dans lequel il s’inscrit,
  • pourquoi nous trouvons la formulation problématique,
  • quelles propositions concrètes et simples permettraient d’améliorer le texte.

Étant donné la complexité du texte, notre article est un peu long et lui-même complexe, nous en sommes vraiment désolés. Nous avons donc prévu de le publier en 3 fois concernant le décret. Nous ferons un focus plus précis sur l’arrêté dans un second temps.

Nous vous proposons donc :

  • un résumé simplifié, en espérant que vous arriviez à lire au moins le résumé jusqu’au bout, et que tout sera clair ;
  • une version longue, plus bas, avec les références légales complètes.

En résumé : ce qu’il faut retenir

Ce qu’on sait

  • La loi dit qu’il faut respecter les règles d’accessibilité numérique, sauf si ça provoque une «charge disproportionnée».
  • La loi dit que la définition de la charge disproportionnée doit être donnée par décret.
  • Le risque si la définition n’est pas bien cadrée, c’est que l’accessibilité ne soit jamais mise en œuvre. Certaines personnes pourraient dire que même un petit investissement dans la mise aux normes est une charge trop lourde, disproportionnée, par rapport à leurs autres priorités.
  • La notion de charge disproportionnée vient de la définition de l’aménagement raisonnable, qui met en avant le besoin de fournir les moyens d’une égalité réelle d’accès aux droits et libertés fondamentales pour les personnes handicapées. La loi ne retient que l’aspect « charges disproportionnées », pas l’objectif d’égalité d’accès.
  • Le décret indique que si la mise aux normes est trop coûteuse, il est possible de prévoir une alternative, si c’est raisonnable.

Le problème avec le décret

  • La définition est difficile à comprendre : elle se trouve en partie à l’article 2 du décret, en partie à l’article 1.4 de l’arrêté. La loi demande pourtant à ce que la charge disproportionnée soit définie par décret.
  • La définition de la charge disproportionnée dans le décret indique que selon la nature et la taille de l’organisme, l’organisme peut dire que l’accessibilité constitue une charge trop lourde et ne pas se mettre aux normes.
    • Nous ne comprenons pas pourquoi la nature d’un organisme peut être une justification légitime.
    • Un organisme peut être petit et riche, ou grand et pauvre. Seules ses ressources, humaines et financières, devraient compter. C’est rarement la taille qui compte 😉
  • On ne sait pas qui va décider si la charge est trop lourde. Potentiellement, c’est donc le responsable du service numérique qui va décider.
  • La charge est à estimer en fonction du bénéfice attendu pour l’utilisateur. Donc si je gère un service numérique, je peux décider, alors que je n’y connais rien, si la mise aux normes en vaut la peine.
  • Si l’organisme dit que c’est trop coûteux, il n’est pas obligé de prévoir une alternative. Il peut dire que ce n’est pas raisonnable, puisque rien ne définit ce que ça signifie. Il est donc libre d’évaluer si c’est selon lui raisonnable ou non.

Nos propositions

  • Récrire l’article 2 pour que la définition soit complète dans le décret, en reprenant ce que dit la Directive européenne, mentions qui figurent actuellement dans l’arrêté.
  • Faire une mention explicite à l’aménagement raisonnable et aux enjeux d’accès aux droits des personnes handicapées.
  • Supprimer les critères de taille et de nature de l’organisme pour estimer la charge disproportionnée.
  • Dire explicitement qui peut évaluer cette charge de façon légitime.
  • Dire que les organismes doivent publier la part du budget consacrée à l’accessibilité numérique par rapport au budget numérique total.
    • Par exemple, l’organisme X a consacré 12% de son budget numérique à l’accessibilité.

[Version longue] Charges disproportionnées : une formulation dangereuse

Le projet de décret contient 10 articles de fond, 2 articles techniques (abrogation du décret précédent, modalités de publication au Journal officiel).

L’article 2 du décret est consacré à la définition de la charge disproportionnée. La dernière version de l’article 47 de la loi handicap paru le 7 septembre 2018 indique à ce propos, au paragraphe II :

II.-L’accessibilité des services de communication au public en ligne concerne l’accès à tout type d’information sous forme numérique, quels que soient le moyen d’accès, les contenus et le mode de consultation, en particulier les sites internet, intranet, extranet, les applications mobiles, les progiciels et le mobilier urbain numérique. Elle est mise en œuvre dans la mesure où elle ne crée pas une charge disproportionnée pour l’organisme concerné. La charge disproportionnée est définie par décret en Conseil d’État, après avis du conseil mentionné à l’article L. 146-1 du code de l’action sociale et des familles.

Article 47 de la loi 2005-102 du 11 février 2005

C’est donc pour répondre à cette exigence légale que la notion de charge disproportionnée a dû être définie par décret.

Le texte actuel du décret concernant la charge disproportionnée

L’article 2 du décret est suffisamment court pour être repris ci-dessous intégralement, les mises en gras sont de notre fait :

I. – La mise en accessibilité d’un ou plusieurs contenus ou fonctionnalités entraîne une charge disproportionnée au sens du II de l’article 47 de la loi du 11 février 2005 susvisée lorsque :
La taille, les ressources et la nature de l’organisme concerné ne lui permettent pas de l’assurer ;
L’estimation des avantages attendus pour les personnes handicapées de la mise en accessibilité est trop faible au regard de l’estimation des coûts pour l’organisme concerné, compte tenu de la fréquence et de la durée d’utilisation du service, ainsi que de l’importance du service rendu.

II. – Les contenus ou fonctionnalités qui ne sont pas rendus accessibles au titre de la charge disproportionnée prévue au I sont accompagnés, dans la mesure où cela est raisonnablement possible, d’une alternative accessible.

Le contexte européen : la définition de la charge disproportionnée dans la Directive Accessibilité web

La loi française demande à ce que soit précisée la notion de charge disproportionnée. Il s’agit de prendre en compte la voix des associations et personnes défendant les droits des personnes handicapées qui craignaient que la notion ne soit détournée pour en faire le moins possible. Il est vrai que dans le contexte actuel, la crainte paraît… raisonnable.

Or, il existe une définition dans la Directive européenne UE2016/2102 dont est issue la loi française, qui indique, dans son article 39 :

Par «mesures qui imposeraient une charge disproportionnée», il convient d’entendre des mesures qui imposeraient une charge organisationnelle ou financière excessive à un organisme du secteur public ou qui compromettraient la capacité de celui-ci de réaliser son objectif ou de publier les informations nécessaires ou appropriées aux tâches qu’il doit remplir et aux services qu’il doit fournir, tout en tenant compte des bénéfices probables ou des inconvénients susceptibles d’en résulter pour les citoyens, en particulier pour les personnes handicapées.

Seules des raisons légitimes devraient être prises en compte pour évaluer la mesure dans laquelle les exigences en matière d’accessibilité ne peuvent être satisfaites compte tenu de la charge disproportionnée qu’elles imposeraient. L’absence de priorité ou le manque de temps ou de connaissances ne devraient pas constituer des raisons légitimes. De la même manière, il ne peut y avoir de raison légitime justifiant de ne pas fournir ou développer des systèmes logiciels pour gérer des contenus sur des sites internet et des applications mobiles d’une manière accessible, étant donné qu’il existe des techniques et des orientations suffisantes pour rendre ces systèmes conformes aux exigences en matière d’accessibilité énoncées dans la présente directive.

Quel est le problème avec la formulation du décret sur la charge disproportionnée ?

Avant de poursuivre, et pour comprendre le problème, il est nécessaire de rappeler d’où vient cette notion de charge disproportionnée. En réalité, elle est issue de la notion d’aménagement raisonnable définie dans l’article 2 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations unies, qui précise :

On entend par « aménagement raisonnable » les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins dans une situation donnée, pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentale.

Or, le refus d’aménagement raisonnable constitue une discrimination.

Si le législateur, qu’il soit européen ou français, se focalise sur la notion de charge disproportionnée, c’est bien parce que c’est une variable importante pour qualifier ou non la discrimination.

Or, la loi dit donc en substance : «vous devez respecter les règles d’accessibilité numérique, sauf si c’est trop cher». D’où le besoin de cadrer cette notion très relative pour éviter les dérives.

La Directive européenne ne précise pas ce qu’est une charge disproportionnée, mais elle est très claire sur ce qui ne peut pas constituer une charge disproportionnée, notamment «L’absence de priorité ou le manque de temps ou de connaissances ne devraient pas constituer des raisons légitimes». Elle va même plus loin en excluant l’impossibilité technique dans les domaines relevant du développement «des systèmes logiciels pour gérer des contenus sur des sites internet et des applications mobiles», considérant que ces technologies sont suffisamment matures et que les règles d’accessibilité sont suffisamment documentées.

Or, le projet de décret français, quant à lui, répond bien à la demande en donnant une définition, mais quelle définition ?!

Ainsi donc, selon la taille ou la nature de l’organisme, il pourra invoquer la « charge disproportionnée » pour ne pas rendre ces documents accessibles. La taille ou la nature. Pourquoi ? Quelle logique préside à l’émergence de ces critères (non cumulatifs) ? Mystère…

La notion de « ressources » de l’organisme est pertinente, qu’il s’agisse de ressources financières ou humaines, mais celle de la taille ou de la nature, sans d’ailleurs expliciter quels sont les seuils, rajoute du flou au flou et rend l’interprétation de la charge disproportionnée encore plus aléatoire, au détriment de l’égalité d’accès entre personnes handicapées et valides, qui est au fondement de la notion d’aménagement raisonnable.

L’autre problème concerne le 2 et notamment l’estimation de cette charge disproportionnée. Elle doit être faite en mettant en regard les avantages attendus pour les personnes handicapées et les coûts pour l’organisme, auxquels viennent s’ajouter 2 paramètres plus que douteux :

  • la fréquence et la durée d’utilisation du service
  • l’importance du service rendu.

Et qui fera cette estimation à votre avis, dans la mesure où ce n’est pas précisé ? Vous le voyez venir le coup du « bon, vous savez, y a pas beaucoup de personnes handicapées qui utilisent ce service, qui d’ailleurs n’est pas vital, et ça coûterait cher de rendre accessible, ça ne vaut pas la peine, charge disproportionnée » ? C’est un argument tellement entendu, que la façon dont ce décret est écrit ouvre une brèche où ne vont pas manquer de s’engouffrer les personnes qui n’ont pas compris les répercussions que représentent l’inaccessibilité de ces services pour les personnes handicapées.

Mais ce n’est pas tout ! Cet article 2 du projet de décret est collector et réserve d’autres surprises…

La notion de charge disproportionnée pour déroger au respect des règles est courante dans les lieux publics. Ainsi, si vous dirigez un petit commerce, que votre magasin se trouve sur un trottoir étroit et qu’il ne vous est matériellement pas possible de mettre une rampe « aux normes » sans travaux extrêmement coûteux au regard de vos moyens, vous pouvez évoquer la charge disproportionnée. Vous devrez alors mettre en alternative une sonnette à hauteur de fauteuil, et proposer une rampe en métal amovible sortie uniquement en cas de besoin. Ce n’est pas aux normes, mais c’est ce qu’on appelle un « aménagement raisonnable ».

Or, dans la rédaction actuelle du projet de décret, si les contenus ne sont pas rendus accessibles en raison d’une charge disproportionnée, l’alternative elle-même n’est pas obligatoire ! Vous ne devrez prévoir une mesure pour inclure les personnes lésées par l’inaccessibilité de votre service numérique que «dans la mesure où cela est raisonnablement possible» ! Sans que la notion de « raisonnable » ne soit jamais définie dans ce contexte.

En lisant ce texte et le détournement complet qu’il fait de la notion d’aménagement raisonnable issue des Nations unies, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la hiérarchie des normes est respectée…

Proposition pour mieux cadrer la charge disproportionnée

Cet article 2 mérite une réécriture complète. C’est important, urgent, vital. Une reprise intégrale du texte de la Directive européenne pour cadrer ce que n’est pas une charge disproportionnée est un minimum, mais ne répondrait pas tout à fait au besoin. Le texte de la Directive est d’ailleurs déjà repris dans l’arrêté, ce qui complexifie encore la compréhension de la notion, puisqu’il faut naviguer entre 2 documents pour comprendre ce qu’est une charge disproportionnée, alors que la loi prévoyait une définition par décret seulement.

Les notions de taille et de nature de l’organisme n’ont rien à faire ici. Quant aux ressources, pour pouvoir apprécier l’effort, encore faudrait-il savoir quelle part du budget numérique est consacré à l’accessibilité. Au delà de quel pourcentage du budget pouvons-nous considérer que la charge est disproportionnée ? Les délais avant parution du texte définitif qui devrait être publié en juin sont trop courts pour une large concertation. En revanche, exiger par décret une transparence sur ce sujet serait une vraie avancée, et n’induit aucune charge disproportionnée pour l’organisme qui devrait communiquer sur ces chiffres.

Nous proposons donc une réécriture de l’article 2, avec une reprise dans le décret du texte de la Directive européenne sur la charge disproportionnée, une référence aux enjeux d’égalité d’accès présents dans la notion d’aménagement raisonnable et une obligation de transparence pour les organismes visés sur le budget alloué à l’accessibilité numérique au regard de son budget dédié au numérique.

Nul n’est censé ignorer la loi… Sérieux ?

En conclusion de cette première partie, une aparté sur la complexité qui règne dès qu’on aborde le sujet de l’accessibilité numérique, et l’opacité qui s’ensuit, jusque dans les documents ayant une portée légale.

Une loi, un décret, un arrêté sont opposables à tous citoyens. Il ne devrait pas être nécessaire d’avoir suivi des cours de droit ou de sciences politiques pour pouvoir lire un texte légal, le comprendre et donner son point de vue. Or, j’ai beau avoir fait 4 années de droit à l’université, il m’a fallu relire les textes plusieurs fois, et en discuter avec d’autres, pour le comprendre. Comment voulez-vous qu’un positionnement soit possible à ces conditions ?

À l’heure où l’on parle de simplification de l’administration, de numérique comme vecteur de simplification et d’inclusion, il est regrettable de voir que la loi soit de par sa rédaction aussi peu accessible.

Le débat est pourtant un débat de société : dans quelle société voulons-nous vivre ? Les personnes handicapées ont des droits théoriques, comment les mettons-nous en pratique, et quels efforts la société dans son ensemble est-elle prête à consentir pour faire entrer ces droits en vigueur ?

Ce sont ces enjeux que les projets de décret et d’arrêté doivent traiter. Et nous verrons dans l’article suivant que la mise en œuvre de la loi dans les projets actuels de décret et arrêté est tellement caduque, que rien ne risque de progresser si ces textes ne sont pas améliorés…


Texte : Armony Altinier
Illustration :

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