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Sens, reconnaissance, argent… Que peut-on attendre de son travail ?

Indépendance, intégration sociale, réalisation de soi ou simple occupation face à l’ennui : Thomas Schauder, professeur de philosophie, explique les multiples dimensions de ce qui est au cœur de nos vies.

Publié le 10 septembre 2019 à 14h39, modifié le 12 septembre 2019 à 10h07 Temps de Lecture 4 min.

En cette rentrée, alors que de nombreux jeunes diplômés font leurs premiers pas dans le monde de l’entreprise, Le Monde Campus explore la question du travail. Quelles sont les raisons qui nous poussent à travailler, et à choisir telle ou telle activité ? La « quête de sens » est-elle une illusion, un luxe ? Thomas Schauder, professeur de philosophie et chroniqueur pour Le Monde Campus, tente de répondre à cette question.

Chronique Phil’d’actu. Notre époque est paradoxale. D’un côté, le progrès technique bouleverse nos manières de travailler, au point que certains auteurs parlent d’une troisième révolution industrielle. Les machines ne se contentent plus de faire : elles pensent à notre place. Le phénomène de l’ubérisation a bouleversé l’organisation de la production, en supprimant les intermédiaires. Google nous promet la voiture qui se conduira toute seule ; Amazon des livraisons par drone. D’un autre côté, un nombre croissant de personnes désirent un travail qui ait du sens.

Mais qu’est-ce que le travail ? Que peut-on en attendre ? Le travail a quatre fonctions. La première, c’est de permettre de gagner sa vie, de produire ou d’acheter les biens nécessaires. Il n’y a plus guère de sociétés de chasseurs-cueilleurs aujourd’hui qui trouvent dans la nature les moyens de subsister. La plupart des peuples transforment cette nature pour la mettre au service des besoins humains – même si dans le cadre de notre économie capitaliste mondialisée, cette transformation peut impliquer violence et irrespect.

« Que faites-vous dans la vie » ?

Nous en arrivons ainsi à la deuxième fonction du travail : l’intégration sociale. Nous bénéficions du travail de nos ascendants et de nos contemporains, et nous travaillons pour nos contemporains et nos descendants : le travail nous permet de payer notre dette à l’égard de la société.

De plus, le travail nous définit socialement, il indique qui nous sommes. Chaque métier a ses traditions et une image lui est accolée. D’ailleurs, quand nous rencontrons quelqu’un, la première question qu’on lui pose concerne son nom, et la deuxième son travail : « que faites-vous dans la vie » ? Au point, malheureusement, qu’on puisse se sentir stigmatisé soit parce qu’on fait un travail qui a « mauvaise réputation », soit parce qu’on n’a pas de travail.

Pour certaines personnes, celui qui ne fait rien n’est rien. Ainsi, il n’est pas seulement question de faire partie du corps social, mais d’y être situé. Autrement dit : notre travail fixe notre place dans une hiérarchie sociale. L’image a son importance : un médecin, un juge ou un chef d’entreprise sont globalement respectés, même lorsqu’ils ne gagnent pas beaucoup d’argent. Mais il est évident qu’à l’heure actuelle, où notre statut social est en grande partie déterminé par les biens qu’on possède (voiture, télévision, smartphone, etc.), le niveau de rémunération joue un rôle décisif : celui qui ne gagne rien n’est rien.

Pour certains théoriciens, ce sont là les deux seules fonctions du travail : réaliser notre nature animale (survie) et sociale. Si on s’en tient là, le travail apparaît comme un mal nécessaire. Pour les Grecs et les Latins, pour les aristocrates jusqu’à une période récente et même pour certains penseurs socialistes ou anarchistes, l’être humain digne de ce nom doit être oisif et le travail réservé à l’esclave, ou aux machines. Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, écrit ainsi à la fin de son célèbre pamphlet Le Droit à la paresse que : « la machine est le rédempteur de l’humanité. (…) Le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté. »

« Fierté » et éthique personnelle

Mais tout le monde n’est pas d’accord sur ce point et d’aucuns pensent, au contraire, que c’est le travail qui confère à l’homme sa dignité. Le « libérer du travail » serait faire son malheur. Pour eux, le travail a une troisième fonction : la réalisation, l’accomplissement de soi. C’est souvent à cette dimension que se réfèrent ceux qui réclament un travail qui ait du sens, qui ne veulent pas seulement gagner de l’argent, mais être fiers d’eux, se sentir bien dans ce qu’ils font.

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Cet accomplissement, on peut le ressentir dans des tâches très différentes : manger les légumes qu’on a fait soi-même pousser, soigner ou aider les autres, contempler l’objet qu’on a fabriqué ou réparé de ses mains… Le travail n’a ainsi pas seulement une dimension morale (ne pas travailler, ce serait mal, ce serait vivre aux crochets des autres, être un assisté, etc.), mais aussi une dimension éthique : ce que je fais engage mon rapport à moi-même, aux autres et au monde.

De ce point de vue, faire un travail inutile ou nuisible peut produire une véritable souffrance (bore out, brown out…). C’est ce qui arrive également à ceux à qui on ne donne pas les moyens de faire correctement leur métier, par exemple, les personnels hospitaliers en sous-effectif chronique ou les professeurs aux classes surchargées.

Travailler pour ne pas s’ennuyer ?

Enfin, on peut proposer une quatrième fonction qui expliquerait aussi pourquoi il nous semble évident qu’il faut travailler : c’est la peur de l’ennui. Pour beaucoup de gens (et sans doute encore plus aujourd’hui où le rapport à l’attente, à l’inactivité est devenu extrêmement problématique), s’ils ne travaillaient pas, ils ne sauraient pas quoi faire de leur journée.

Blaise Pascal avait déjà mis en lumière dans ses Pensées que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». Le travail nous sert de divertissement, c’est-à-dire nous permet de ne pas penser à notre condition d’êtres humains, faibles et mortels.

Mais si le travail sert à nous fuir, à nous oublier, comment expliquer qu’on lui accorde tant d’importance ? Est-ce que les souffrances qu’il engendre, les maladies professionnelles, les soucis du quotidien et les luttes pour le conserver en valent la peine ? Avons-nous raison de consacrer tant d’énergie à travailler ? Le travail devrait-il prendre moins de place dans nos vies ? Nous tenterons de répondre à toutes ces questions la prochaine fois.

Phil’ d’Actu, l’actualité au crible de la philosophie

Thomas Schauder est professeur de philosophie en classe de terminale à Troyes (Aube). Il décrypte régulièrement l’actualité dans Phil’ d’Actu, sur Le Monde Campus, et sur son site Internet, qui référence également ses autres travaux.

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