Sciences

Qui a peur du grand méchant Darwin?

Il ne fait pas bon vouloir décrypter les fondements biologiques des comportements sociaux humains. Dommage, car aucune autre entreprise n'est peut-être mieux placée pour faire progresser l'humanité. Par Peggy Sastre, spécialiste de la psychologie évolutionnaire.

ERIC FEFERBERG / AFP
ERIC FEFERBERG / AFP

Temps de lecture: 13 minutes

Cet article est publié à l'occasion de la marche pour la science qui a eu lieu partout dans le monde ce samedi 22 avril. Les volets 1 et 2 sont à retrouver ici

Il n'y a pas que les militants qui s'en prennent aux scientifiques. Il arrive que des scientifiques eux-mêmes prennent les armes de l'activisme pour nuire à des collègues dont ils redoutent les travaux, tant ils risquent d'éclipser les leurs. Et pour ce faire, rien de mieux que la stratégie de l'homme de paille: dépeindre votre «adversaire» non pas tel qu'il est, mais sous les traits d'une caricature conçue pour rallier le maximum de soutiens à votre croisade, présentée comme l'éternel combat du bien contre le mal –et, au passage, braquer les projecteurs sur des théories qui auraient pu passer inaperçues. Une stratégie dont aura fait les frais Edward Osborne Wilson, entomologiste et créateur de la sociobiologie, soit l'étude systématique des fondements biologiques du comportement social animal, sous tous ses aspects et sans la moindre dérogation pour les sociétés humaines et les individus qui les composent.

C'est en étudiant les fourmis que Wilson ressent la nécessité d’une synthèse sur la biologie évolutionnaire des comportements sociaux. En effet, chez ces minuscules invertébrés, Wilson retrouve des traits comportementaux de certaines espèces vertébrées. «Marx avait raison pour la lutte des classes, sauf qu'il s'était trompé d'espèce», aime-t-il à plaisanter. Simple homologie ou loi de l’évolution? Sa rencontre avec William Hamilton, auteur de la mathématisation de l’altruisme, lui fait pressentir «un changement de paradigme». Il se met alors au travail pour produire son grand œuvre, Sociobiology, une synthèse encyclopédique de la génétique des populations, de l’écologie comportementale et évolutionnaire, de l’éthologie et de la biologie moléculaire. Le livre sort en 1975 et Wilson y présente les grands concepts de la discipline –la sélection sexuelle, la dominance et la hiérarchie, l'altruisme réciproque, la sélection de parentèle, les modalités de la communication intraspécifique, les lois mathématiques de la biologie des populations, les formes élémentaires de la vie sociale. Ensuite, il se focalise sur quatre sommets de la vie sociale dans l’histoire évolutive: les coraux et siphonophores, les insectes sociaux, les primates et l’homme.

La tentative sociobiologique est celle d’une réconciliation a priori impossible entre les deux sœurs ennemies de la recherche, d'un côté les sciences naturelles et de l'autre les sciences humaines et sociales. Mais loin d’opposer la nature à la culture, Wilson tente de déchiffrer leur co-évolution: comment se mêlent chez l’homme les règles épigénétiques primaires –la perception du monde et sa traduction immédiate par le cerveau– et secondaires –la régularisation culturelle dans le traitement de l’information? Wilson décrit en ces termes les rétroactions à l’œuvre dans la démarche sociobiologique (ou «consiliente»):

«Les gènes prescrivent des règles épigénétiques; ce sont des régularités de la perception sensorielle et du développement mental ambiant, animant et canalisant l’acquisition de la culture. La culture aide à déterminer quels gènes prescripteurs survivent et se multiplient d’une génération à l’autre. Des gènes nouveaux qui réussissent altèrent les règles épigénétiques des populations. Les règles épigénétiques, une fois modifiées, changent la direction et l’efficacité des canaux d’acquisition culturelle.»

Réductionnisme

Si Wilson est réductionniste, c’est au sens scientifique du terme: la réduction du plus complexe au plus simple est le principe commun de la science moderne depuis des siècles. Et les extraordinaires découvertes de la physique, de la chimie ou de la biologie indiquent que cette démarche n’est pas tout à fait vaine lorsqu’on la pratique avec rigueur. Parallèlement, du fait même de ces découvertes, l’humanité se trouve désormais obligée de penser les événements en sens inverse, du plus simple au plus complexe. Et Wilson de conclure:

«Il est urgent de faire appel à tous les pans de la connaissance humaine et de viser une unité entre toutes les branches du savoir: la mise en commun de ce que l’humanité a de meilleur est nécessaire».

L'appel de Wilson ne sera pas entendu: il a péché en intégrant l’espèce humaine dans son champ d’analyse et son livre provoquera une polémique comme rarement les sciences contemporaines en ont connue. En l'espèce, c'est son dernier chapitre (28 pages sur plus de 700) qui soulève un tollé quasiment aux quatre coins de la planète. Intitulé «L’homme: de la sociobiologie à la sociologie», il affirme qu’un certain nombre de comportements sont inscrits dans la phylogenèse de l’espèce (c’est-à-dire, à un degré ou à un autre, dans nos gènes), une théorie que l'on peut très rapidement résumer à ces deux principes:

1. La hiérarchie rencontrée dans la plupart des sociétés animales est d’origine génétique et tient à des comportements d’agressivité et de dominance. Biologiquement, certains sujets seraient «faits pour» commander, alors que d’autres «sont faits pour» obéir –la position que chacun occupe dans la hiérarchie sociale serait le fruit de la compétition.

2. Les comportements d’un individu obéiraient à une loi fondamentale: diffuser ses propres gènes d’une façon aussi large que possible. Une réalité qui s'appliquerait à l’agressivité (qui conduit à éliminer tout rival sexuel) et à l’altruisme (qui s’applique aux membres d’une même famille portant certains gènes identiques). Quant à l’altruisme que nous manifestons pour nos amis et autres non-apparentés, il tiendrait au fait que ceux-ci peuvent nous aider à élever notre progéniture et donc à diffuser plus efficacement nos propres gènes (comme le veut l'«altruisme réciproque», théorisé par Trivers). Ainsi, les inégalités sociales, les conflits entre individus, familles ou peuples auraient des fondements biologiques.

Ou pour le dire encore plus succinctement: malgré l’originalité exceptionnelle que représentent dans l’évolution le langage et la culture d’Homo sapiens, notre espèce n’a pas rayé en quelques dizaines de millénaires les milliards d’années d’évolution qui ont précédé son apparition...

«Provocation scientiste»

Qu'importe. Si Wilson dit chercher à aider les humains à mieux se comprendre, il est accusé de promouvoir une science penchant dangereusement vers la droite, de faire dans «la provocation scientiste» ou le «réductionnisme génétique dangereux». Dans un article collectif publié en novembre 1975 dans la New York Review of Books, une quinzaine de chercheurs et d'étudiants menés par le paléontologue Stephen Jay Gould et le biologiste marxiste Richard C. Lewontin le situent dans le «long défilé de déterministes biologiques ayant œuvré à conforter les institutions sociales en les exonérant de la responsabilité des problèmes sociaux»; un cortège fédérant racisme, eugénisme, sexisme, lois anti-immigration, stérilisation des «déviants», jusqu'aux «chambres à gaz dans l'Allemagne nazie». Sous la bannière de l'organisation Science for the People, puis du Sociobiology Study Group, Gould et Lewontin soutiendront les actions d'une association étudiante anti-raciste, le CAR, émanation du Progressive Labor Party, selon laquelle «La sociobiologie, en encourageant des explications biologiques et génétiques du racisme, de la guerre et du génocide, exonère et protège les groupes et les individus ayant commis et exploité ces crimes monstrueux».

En février 1978, des militants du CAR débarquent au beau milieu d'une conférence de l'Association américaine pour l'avancement des sciences (AAAS) dédiée aux travaux de Wilson. Il s'en prennent à l'entomologiste –immobilisé ce jour-là, suite à une fracture de la jambe, par un plâtre montant de la cheville à la hanche– en hurlant «Wilson le raciste, tu ne peux pas nous échapper, on t'inculpe de génocide!», avant de lui renverser un pichet d'eau glacé sur la tête. Dans Naturalist, son autobiographie parue en 1994, Wilson se rappelle que «Personne ne leur a demandé de quitter les lieux ni n'a appelé la police et aucune action ni sanction n'a été prise contre eux plus tard». Le chercheur, trempé, continuera son exposé, qui sera salué par une standing-ovation. 

Si les attaques contre la sociobiologie ont été si violentes, précise la sociologue des sciences Ullica Segerstrale dans Defenders of the Truth, un ouvrage datant de 2001 qui leur est entièrement consacré, c'est qu'elles ne visaient rien de moins que la définition de la nature humaine, «l'âme de la science» et la manière dont nos sociétés doivent être structurées. Et c'est bien là où le bât blesse. Au beau milieu d'une décennie caractérisée par une valorisation de l'égalitarisme et du déterminisme culturel, Wilson ne pouvait ignorer que son livre allait faire pas mal de remous. Dans son autobiographie, il se demande «naïvement» pourquoi, pour exprimer leurs griefs, Gould et Lewontin ne sont pas simplement venus le voir à Harvard –leurs bureaux respectifs n'étaient qu'à un étage du sien. Pourquoi choisir, avec leur article-pétition de la New York Review of Books, de les porter immédiatement sur un terrain public et de shunter les canaux consacrés des débats et des revues scientifiques? Parce que, comme le détaille Segerstrale, Gould et Lewontin n'avaient pas qu'un projet politique à faire valoir, ils avaient aussi et surtout un programme scientifique à faire connaître: que toute l'histoire du vivant ne peut être «réduite» à des arguments adaptationnistes, centrés sur des «gènes égoïstes», et que l'évolution se joue sur différents niveaux de sélection via des processus souvent non adaptatifs. Sauf que parler d'exaptations, d'équilibres ponctués, de pendentifs ou de cooptations n'aurait pas passionné les foules, ni braqué les projecteurs sur leurs travaux, contrairement à l'annonce du retour des théories raciales, de l'eugénisme et des camps de la mort. 

«Quels actes misérables naissent de la ferveur de la renommée», écrivait Darwin dans une lettre à Joseph Dalton Hooker datée du 10 mai 1848, «l'amour de la vérité seul ne poussera jamais un homme à s'en prendre cruellement à un autre». L'observation sied à merveille à Stephen J. Gould et le paléontologue ne s'en cachera même pas. En 1984, lors d'une conférence relatée par Segerstrale, il déclare: «Nous avons ouvert le débat par une position de force. Cette position définitive, nous l'avons prise afin d'ouvrir le débat à la critique scientifique. Tant que des opinions contraires n'auront pas de légitimité pour s'exprimer, les scientifiques tiendront leur langue». Ce que Gould semble vouloir dire, commente Segerstrale, «c'est que la controverse scientifique sur l'adaptation n'aurait pas vu le jour sans la controverse politique sur la sociobiologie». En matière de «rénovateur respectueux» de l'édifice darwinien, on a fait mieux.

La France, bastion de résistance

Aujourd'hui, si la polémique sociobiologique n'est pas totalement terminée –la France s’illustre comme un bastion de résistance particulièrement tenace, Sociobiology n'ayant été que partiellement traduit, et dans une édition aujourd'hui épuisée–, la controverse scientifique, elle, s'est considérablement calmée, tant les avancées de ces quarante dernières années penchent en faveur de Wilson. En 2001, John Alcock, diplômé de Harvard et professeur de biologie à l'Université d’État de l'Arizona, parlera même d'un «triomphe de la sociobiologie» et montrera combien les années suivant la publication de Sociobiology n’auront fait que confirmer ses hypothèses.

Mais E.O.Wilson n'a pas été le seul faire-valoir (et bouc émissaire) des ambitions «rénovatrices» de Gould. En 1981, dans La mal-mesure de l'homme, Gould construit toute son argumentation hostile à une «prétendue» objectivité scientifique –«les scientifiques sont des êtres humains enracinés dans des contextes culturels, pas des automates programmés pour la recherche d'une vérité extérieure»– en démontant les travaux de Samuel George Morton, dans lesquels il décèle à, juste titre, des préjugés racistes . «La prédominance du trucage inconscient amène (…) une conclusion générale sur le contexte social dans lequel s'élabore la science», écrit-il. «Car si les savants peuvent en toute honnêteté s'illusionner comme Morton le fit, c'est que l'on peut trouver des préjugés partout, même dans les méthodes de mensuration des ossements et dans les additions de chiffres». Alors que fermentent les «science wars», cet ouvrage ne pouvait pas mieux tomber. Il sera largement cité par les tenants du postmodernisme et Morton deviendra, pendant près de trente ans, le parangon de la fraude et de la falsification scientifiques à visée réactionnaire –et même, pour beaucoup, de la science intrinsèquement méphitique.

Sauf qu'en 2011, six anthropologues menés par Jason E. Lewis de Stanford décident de refaire les mesures de Gould sur les mesures de Morton et trouvent... que c'est Gould qui s'est bel et bien planté. Leur conclusion: oui, Morton était raciste, mais reste que ses «données sur la capacité crânienne (…) sont généralement fiables et méticuleusement consignées», écrivent-ils. «Dans l'ensemble, nous trouvons que la réputation initiale de Morton, comme objectiviste de son temps, est bien méritée».

Ils ajoutent: «Que les données de Morton soient fiables malgré ses évidents préjugés tempère l'argument de Gould et d'autres voulant que des résultats biaisés soient endémiques en science. Gould avait certainement raison de noter que les scientifiques sont des êtres humains et qu'ils sont, en tant que tels, inévitablement biaisés (…). Mais le pouvoir de l'approche scientifique est tel qu'une méthodologie convenablement conçue et suivie peut très largement protéger les résultats de l'influence des préjugés du chercheur».

Avant de conclure, comme un coup de grâce: «La science ne dépend pas de chercheurs “automates” parfaitement impartiaux, elle dépend de méthodes qui limitent la capacité des préjugés des chercheurs, certes inévitables, à influer sur les résultats. Les méthodes choisies par Morton étaient solides et notre analyse montre qu'elles auront empêché les préjugés de Morton d'affecter significativement ses résultats. Le cas Morton n'illustre pas tant l'omniprésence des biais en science que la capacité de la science à échapper aux contraintes et aux angles morts des contextes culturels».

Le problème, c'est que les manœuvres «malhonnêtes» (Ernst Mayr) de Gould et de ses acolytes pourrissent encore (et probablement pour longtemps) les recherches darwiniennes. Face à l'évolution, leurs divers représentants n'ont eu de cesse de se chercher querelle comme les aveugles du conte indien face à l'éléphant, où chacun est persuadé que l'autre a tort sans voir que tous disent une partie de la vérité. Et le «grand public» demeure convaincu que la sociobiologie –et ses héritières contemporaines que sont la psychologie évolutionnaire ou la génétique comportementale– méritent autant les soupçons que les craintes et les censures.

Les peurs

«Dans Comprendre la nature humaine», m'écrit Steven Pinker, «j'ai détaillé quatre raisons (toutes fausses) expliquant pourquoi tant de gens ont peur des explications biologiques de la nature humaine». La première, c'est la «peur de l'inégalité: si tout un chacun est une page blanche, alors tout le monde doit être identique, car 0=0, à l'inverse, si la nature humaine existe, alors certaines personnes sont peut-être différentes des autres de manière innée, ce qui pourrait justifier les préjugés».

Une appréciation «illogique», tranche Pinker, «l'égalité, c'est traiter tous les individus de la même façon, pas que nous sommes tous des clones».

La seconde peur, tout aussi fallacieuse, est celle de «l’imperfectibilité: si l'évolution a doté les individus de vilains traits, comme l'égoïsme, l'agressivité, le goût de la vengeance et de la lubricité, cela les rend “naturels” et donc bons, mais si les gens sont des pages blanches, nous pouvons espérer les perfectionner par le biais de l'éducation». Ici, outre le sophisme naturaliste, «les gens sont capables d'apprendre à se contrôler et à assimiler des normes sociales».

Vient ensuite la peur du déterminisme: «si nous ne sommes que l'activité de notre cerveau, personne ne peut être jugé responsable de ses actions». Sauf que, précise Pinker, «juger quelqu'un responsable de ses actions signifie simplement que nous l'estimons ou que nous le punissons pour ses actions, et que cette estime et ces sanctions peuvent, en elles-mêmes, être la cause de certains comportements».

Enfin, la biologie rebute à cause du «nihilisme» qu'elle semble générer: «Si nous n'avons pas d'âme immortelle, alors la vie n'a pas de sens ou de signification. C'est tout aussi faux: les individus peuvent souffrir ou prospérer, et nous avons comme objectif moral d'améliorer notre existence, notre santé, notre bonheur et notre connaissance».

A l'instar de Tchekhov, Pinker estime que «l'homme ne deviendra meilleur que lorsque nous lui aurons donné la possibilité de se voir tel qu'il est». C'est aussi le cas de bon nombre de chercheurs évolutionnaires avec lesquels je me suis entretenue –une vision à laquelle j'adhère mais beaucoup moins visible et audible dans notre environnement culturel et médiatique. Un «empoisonnement de l'atmosphère intellectuelle», déplore Pinker, «qui nous prive des outils nous permettant d'analyser convenablement les questions les plus urgentes sur notre humaine nature, à l'heure où des découvertes scientifiques les rendent d'autant plus cruciales».

«Les gens n'aiment pas ce que j'ai à leur dire», confirme Jesse Bering, chercheur en psychologie évolutionnaire aujourd'hui affilié à l'université d'Otago (Nouvelle Zélande) et par ailleurs contributeur de Slate. «Pas parce que ce n'est pas vrai, mais parce que cela les met mal à l'aise. De plus, en tant que société, nous faisons désormais tellement gaffe au moindre signe d'inégalité que discuter de différences innées (soit une construction insignifiante) vous fait automatiquement passer pour le méchant de l'histoire».

La difficulté de vulgarisation

Résultat, un décalage s'est créé entre l'état réel de la science et l'idée que s'en fait le grand public. «Je pense que les journalistes devraient être plus critiques, explique Michel Raymond, directeur de recherches au CNRS et spécialiste de biologie évolutive humaine. Certaines personnes sont régulièrement sollicitées par les médias, souvent pour la seule raison qu’elles sont médiatiquement connues et politiquement correctes. Parfois même, au vu de leur liste de publications, leur légitimité scientifique n’est pas évidente.» Ce qui permet d'expliquer, comme l'écrit Pinker, pourquoi «la position extrême (que tout est culturel) est si souvent considérée comme modérée, alors que la modérée (que nous sommes la somme de facteurs biologiques et culturels) est considérée comme extrémiste».

Geoffrey Miller, l'un des papes de la psychologie évolutionnaire et l'un de mes tous premiers mentors me précise: «L'application de la biologie évolutionnaire à l'étude de la nature humaine est loin d'être balbutiante. Elle a été menée avec beaucoup de sérieux et de succès depuis 1871 et la publication par Darwin de son livre La descendance de l'homme. En particulier, depuis les années 1990, nous avons assisté à l'éclosion et au développement de centaines de théories et d'observations en psychologie, en médecine, en anthropologie, en esthétique évolutionnaires. Ces champs de recherche prospèrent depuis des décennies».

Le problème, ajoute-t-il, «c'est que les approches évolutionnaires sont conspuées par des chercheurs en sciences sociales (…) prétendant que l'esprit humain est une page blanche, que l'évolution n'a pas joué sur nos instincts, nos motivations ou nos préférences. Des chercheurs qui affirment que tous les aspects de la nature humaine sont “socialement construits”, qu'il n'y a pas d'influences génétiques sur les différences entre individus, entre sexes ou entre groupes. Ils sont presque toujours persuadés qu'une idéologie de gauche exige de croire à la page blanche, et que si jamais ils admettent la moindre influence de l'évolution ou des gènes sur l'esprit humain, cela aura forcément des conséquences politiques conservatrices. Ils ont raison de penser qu'une perspective évolutionnaire est incompatible avec le dogme gauchiste de la page blanche, le même que soutenaient Staline, Mao ou Pol Pot. Mais ils ont tort de croire que cette perspective mène automatiquement au conservatisme, au réactionnarisme ou à l'extrême-droite. Selon mon expérience, plus vous comprenez l'évolution, plus vous aurez de difficultés à vous situer sur l'échiquier politique et plus vous aurez de mal à vous reconnaître dans le simplisme des étiquettes. Prendre Darwin au sérieux, c'est avoir la liberté de ne prendre aucune idéologie trop au sérieux».

Dans The unnatural nature of science, paru en 1994, Lewis Wolpert, professeur de biologie appliquée à la médecine à l'University College de Londres, explique combien la communication et la vulgarisation scientifiques n'ont jamais autant relevé d'une gageure, du fait du caractère fondamentalement «contre-intuitif» de la science contemporaine. Une science des plus complexes, confrontée à une intuition et à un «bon sens» issus, comme le dirait Richard Dawkins, d'un temps où le cerveau humain n'avait que trois tâches fondamentales à maîtriser: bouffer, baiser et grimper dans un arbre au moindre signe de danger.

Cette description ne correspond que trop bien à la biologie évolutionnaire et à ses «applications» à nos comportements. «Le problème de l'évolution», tranche Miller, «c'est que tout le monde a l'impression de la comprendre. Ce n'est pas le cas des sciences dures, comme la physique quantique ou la biochimie, et ce n'est pas non plus le cas des sciences humaines, comme l'histoire ancienne ou la théorie littéraire. Mais parce qu'ils ont de vagues souvenirs de leurs cours de biologie au lycée et qu'ils ont vu deux ou trois documentaires de David Attenborough, les gens se croient capables de juger la psychologie évolutionnaire, alors qu'il s'agit d'un des domaines les plus complexes et les plus sophistiqués des sciences comportementales.»

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