Il est des crimes de guerre que l’on cherche au maximum à taire. Longtemps « caché », puis ensuite nié, le massacre de No Gun Ri (ou Nogeun-ri) – 노근리 – est un acte de l’armée américaine qui a entraîné la mort de centaines de civils sud-coréens, des réfugiés. Que s’est-il passé ?
Remise en contexte
Depuis 1948, la Corée est divisée en deux parties : le Nord, communiste, soutenu par les Soviétiques, et le Sud, soutenu par les États-Unis d’Amérique. Le 25 juin 1950, démarre la guerre de Corée. Les troupes du Nord franchissent le 38e parallèle (la ligne de démarcation entre le Nord et le Sud, où se situe la DMZ – Zone Démilitarisée) un dimanche matin et envahissent le Sud. Pris d’assaut de façon inattendue, les soldats sud-coréens n’ont militairement pas de quoi se défendre : l’armée de Terre sud-coréenne, notamment, n’est pas assez développée, et leur artillerie lourde est largement insuffisante pour contrer l’assaut des Nord-Coréens. Le pays fait alors appel aux États-Unis pour lui venir en aide, mais les troupes américaines qui arrivent en urgence sur le sol sud-coréen le 1er juillet ne sont pas préparées, ni même réellement formées. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup d’unités américaines ont été dissoutes ou réduites et ce sont donc des soldats inexpérimentés et même non volontaires pour certains qui sont envoyés en renfort en Corée du Sud. Ainsi débute la guerre de Corée, qui durera trois années entières, jusqu’à la signature d’un armistice le 27 juillet 1953, mettant fin aux conflits. Cependant, les deux Corée sont encore officiellement en guerre à l’heure actuelle puisqu’aucun traité de paix n’a été établi.
Le massacre
Comme nous venons de le voir, au commencement de la guerre de Corée, ce sont les troupes du Nord qui ont la main gagnante. Elles ne cessent de gagner du terrain et la peur et la crainte obnubilent les soldats américains qui se sentent de plus en plus encerclés. Dans l’atmosphère du moment, règne la psychose. Et si l’ennemi se cachait déjà parmi eux ? Peut-être y a-t-il des agents nord-coréens infiltrés ? La paranoïa va ainsi amener l’armée des États-Unis à commettre les pires atrocités.
Un mois après l’invasion du Nord, les batailles faisant rage et se rapprochant, des groupes de civils coréens (environ 300 à 500 personnes en tout) cherchent à fuir les lignes de combats et se déplacent vers le Sud. Arrivés au petit village de No Gun Ri le 26 juillet 1950, à environ 150 km au sud-est de Séoul (voir carte ci-dessous), ils croisent la route de troupes américaines qui leur interdisent de poursuivre leur route. Les soldats fouillent alors les réfugiés, afin de déceler la possible présence de Nord-Coréens cachés parmi eux, déguisés en paysans. Le résultat des fouilles ne démontre aucun signe de présence ennemie et pourtant, un ordre est donné : l’aviation américaine ouvre le feu et bombarde les civils. Fuyant l’assaut comme ils le peuvent, les survivants vont se mettre à l’abri sous le pont de la voie ferrée où ils se trouvaient. Mais ce sont maintenant les fantassins qui se servent de leurs mitraillettes pour tirer. C’est alors que durant trois jours, l’armée des États-Unis va fusiller ces habitants sud-coréens, ayant reçu l’ordre d’exterminer tout réfugié se rapprochant de la ligne de front. Des centaines de cadavres gisent sur le sol, permettant à quelques malheureux de survivre en se cachant derrière ces corps inertes. Le 29 juillet 1950, le cauchemar se termine et seulement une poignée de personnes est vivante. C’est un carnage total. Un massacre de sang-froid.
« Le massacre qui a lieu à proximité du petit village de No Gun Ri […] symbolise ainsi le traitement infligé par les soldats américains à des civils coréens sous le seul prétexte que ces derniers pouvaient contenir dans leurs rangs des soldats nord-coréens tentant de s’infiltrer dans leurs lignes. Le massacre, de sang-froid, de civils par une troupe en armes témoigne de la faiblesse et de la crise de confiance que traverse l’armée américaine à cette époque. »
Ivan Cadeau
Le combat pour la reconnaissance du massacre et la position des États-Unis
Ce qu’il s’est produit durant ces trois jours de juillet 1950 a longtemps été passé sous silence puis nié par les États-Unis, cherchant à effacer les traces de cette effroyable extermination.
Un groupe de survivants cherche pendant des années à faire émerger la vérité sur cette histoire, sans succès. Chung Eun Young, qui a perdu ses deux enfants pendant la tragédie et dont la femme a été blessée (lui n’était pas présent), a pourtant envoyé une douzaine de pétitions au gouvernement américain pour demander des compensations et a également organisé des manifestations. Mais les États-Unis ont toujours contesté les faits. M. Chung est alors remarqué par un journaliste de l’Associated Press (AP), et c’est là que le massacre va enfin être reconnu au-delà de la Corée du Sud. En 1999, l’AP publie un rapport d’enquête qui expose un travail d’archives ainsi que des entretiens avec pas moins de 130 témoins, dont des anciens GI de l’armée américaine ayant participé au massacre. Voici des extraits de ce qui a pu être dit par certains de ces combattants, retranscrits par l’AP et tirés de l’article du journal Libération que vous pouvez retrouver dans les sources :
« Quand la brise souffle dans les nuits d’été, j’entends encore leurs cris, les hurlements des gosses. » Edward Daly
« Un massacre pur et simple. » Herman Patterson
« Nous les avons tout simplement exterminés. » Norman Tinkler
« Nous avons tiré dans le tas jusqu’à ce qu’il n’y ait plus âme qui vive. » Edward Daly
Grâce à cette enquête de l’AP, il est démontré que les GI présents à No Gun Ri ont reçu l’ordre de tirer sur les réfugiés par des récits mais également des écrits. Le commandement américain avait en effet délibérément ordonné à ses soldats d’exterminer ces pauvres gens afin de ne laisser aucune chance d’infiltration de l’ennemi. Les États-Unis ont alors finalement été obligés de reconnaître les faits, mais pas dans leur intégralité. En effet, le pays reconnaît ce qu’il s’est passé plutôt comme des « dommages collatéraux » et non pas comme des actes délibérés et ordonnés. Encore aujourd’hui, aucunes excuses n’ont été formulées à destination des survivants et des familles des victimes.
L’ouvrage Massacre au pont de No Gun Ri
Si vous souhaitez vous intéresser plus spécifiquement à l’histoire de No Gun Ri, un roman graphique, disponible en français, est publié en 2007. Nommé Massacre au pont de No Gun Ri, l’histoire est narrée par Chung Eun Young que nous avons cité précédemment, accompagné par les dessins de Park Kun Woong qui est également l’auteur. Selon les critiques que l’on peut trouver sur le net, la narration est d’une justesse affolante, et la lecture peut ainsi être rude et dérangeante au vu des dessins qui retranscrivent particulièrement bien l’atmosphère pesante et écœurante qui se dégage des scènes. Les témoignages qui y sont transcrits sont à peine croyables tant ils content des horreurs sans précédent. Comme le dit l’auteur du blog Le Vent Sombre, « c’est pour cette raison que ce livre magnifique d’humanité doit être lu ».
Vous avez 612 pages pour vous plonger dans l’âme de cette tragédie.
Malheureusement, l’ouvrage n’est plus édité et il n’est donc plus possible de se le procurer facilement, sinon à prix exorbitant. Il est cependant disponible dans certaines bibliothèques.
Le mot de la fin
Malheureusement No Gun Ri n’a pas été le seul massacre de cette guerre commis par les Américains et il y en aurait eu des centaines d’autres (oui oui), mais il est aujourd’hui le plus connu. La guerre en elle-même est déjà une période très sombre mais ces actes de cruauté n’ont en plus rien apporté de « bénéfique » puisqu’ils n’ont même pas empêché l’avancée de l’ennemi comme le souligne Ivan Cadeau dans La guerre de Corée : « Massacres […] qui se révèlent militairement totalement inutiles puisqu’ils n’empêchent pas la progression des divisions nord-coréennes, ni la retraite de la VIIIe armée ».
Sources : La guerre de Corée d’Ivan Cadeau | Libération | Asia Society | Association d’amitié franco-coréenne | Le Vent Sombre
Images : Troisièmes | Amazon | Le Vent Sombre