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Chercheur au laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France et de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Pierre Déléage étudie de longue date les cultures amérindiennes. Depuis dix ans, il s'est consacré, tour à tour, à l'étude de l'invention de l'écriture dans plusieurs peuples premiers du continent américain et à la traduction des traditions orales autochtones. Dans son dernier ouvrage*, il s'interroge sur la manière dont se fabriquent les théories du savoir anthropologique. Un sujet qu'il avait commencé à creuser dans son traité d'anthropologie inversée : Lettres mortes, paru chez Fayard, il y a trois ans. Entretien.
Le Point : Dans votre dernier livre, vous évoquez le parcours de quatre anthropologues qui, selon vous, ont pris des libertés avec les observations de terrain, ce qui les a conduits à émettre des hypothèses farfelues sur les peuples qu'ils observaient. Ils prennent, peut-être, des vessies pour des lanternes. Mais n'est-ce pas le risque du métier d'anthropologue ? N'avez-vous jamais commis d'erreur d'appréciation ?
Pierre Déléage : Les hypothèses farfelues font en quelque sorte partie du métier d'anthropologue. Je dois avouer que c'en est un des aspects les plus divertissants. Toutefois, la plupart savent sélectionner parmi leurs hypothèses celles qui sont les moins improbables. En particulier lorsqu'ils les confrontent aux paroles des membres des sociétés qui les ont accueillis. Quant aux erreurs d'appréciation, il est clair que, dans ma vie, je n'en ai jamais commis – à part peut-être celle d'avoir laissé publier ce livre.
En empruntant le titre de votre essai à une nouvelle de Philip K. Dick et en attribuant la qualité d'« écrivains de science-fiction » à certains de vos confrères du siècle dernier, vous laissez entendre que ces anthropologues ont du mal à appréhender le réel. N'êtes-vous pas trop sévère avec eux ?
Je ne suis pas certain que mes quelques remarques critiques vis-à-vis de mes vénérables prédécesseurs soient à même d'égratigner leur prestige et leur autorité parfaitement établis. Je ne pense donc pas avoir très sévère envers eux. Les considérer comme des écrivains de science-fiction, c'est aussi bien leur rendre hommage, car c'est un genre littéraire que j'affectionne tout particulièrement. Et de toute façon, plus personne ne croit désormais à ces histoires de réalité objective.
Finalement, Philip K. Dick aurait été un excellent anthropologue…
Je crois que Philip K. Dick aurait beaucoup aimé devenir anthropologue. C'était d'ailleurs très à la mode à la fin des années 1940 lorsqu'il était étudiant à Berkeley. Il s'est alors intéressé de près aux conceptions totémistes des aborigènes d'Australie. Mais il était agoraphobe et n'aimait pas voyager. Il s'est donc contenté d'imaginer les modes de pensée stupéfiants qu'il aurait aimé observer et étudier. À l'égal, d'ailleurs, de nombreux auteurs de science-fiction.
Dans ses livres (Un anthropologue en déroute ou L'anthropologie n'est pas un sport dangereux), Nigel Barley montre combien il est facile de se méprendre dans ses recherches…
J'ai un peu oublié ces livres-là…
Vous taillez un sacré costume à Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939). Ce scientifique engagé en politique plutôt à gauche aurait imaginé un système de pensée délirant aux Indiens Enxet au Paraguay. En se fondant sur les écrits rapportés par Barbrooke Grubb, il affirme que ce peuple ne distingue pas le monde réel et l'univers des songes. Son tort est sans doute d'avoir fait trop confiance aux hypothèses de cet explorateur, par ailleurs missionnaire anglican. Ce que vous lui reprochez surtout, c'est de ne pas être allé sur le terrain ?
Lévy-Bruhl a en effet été proche de Jaurès. Il a signé dans L'Humanité de nombreux articles sous pseudonyme. Je ne lui reproche pas vraiment de ne pas avoir été ethnographe : à peu près personne ne l'était à son époque. Mais je reste abasourdi devant le procédé qui consiste à imaginer de toutes pièces un mode de pensée qui soit le symétrique inverse de ce qu'il concevait comme la raison civilisée, puis à attribuer ce mode de pensée à de soi-disant primitifs qu'il n'avait jamais rencontrés. De nombreux anthropologues qui lui étaient contemporains, Marcel Mauss, par exemple, n'ont eux non plus jamais pratiqué l'ethnographie. Pour autant, ils n'ont pas fabulé une mentalité autre qui caractériserait les populations considérées alors comme exotiques. Ils étaient d'ailleurs souvent atterrés à la lecture des ouvrages de ce collègue un peu ingénu.
En inscrivant ses pas dans ceux d'Émile Durkheim qui tentait d'échafauder des systèmes de représentations collectives, une approche que certains qualifient de « mystique », cet anthropologue fait comme certains préhistoriens. Il essaye d'imaginer un système de pensée « magique ». Feriez-vous le même reproche à un paléontologue comme Jean Clottes ?
Je ne me souviens, hélas, plus très bien des thèses de Jean Clottes sur les chamanes préhistoriques.
Lire aussi: l'anthropologie à coups de crayon
Vous êtes, vous-même, anthropologue. Vous avez déchiffré le langage secret des chamanes sharanahua en Amazonie occidentale et défendez une pratique de l'ethnographie orientée vers la constitution de corpus de textes transcrits et traduits. Mais comment faire pour étudier comme Lévy-Bruhl des peuples sans écriture ?
Il faut commencer par aller chez eux. Puis les écouter. Puis apprendre leur langue. Puis, si besoin est, inventer une écriture pour transcrire fidèlement leurs paroles et leurs discours. Puis comparer de manière rigoureuse les discours transcrits et traduits de nombreuses sociétés différentes, tout en connaissant bien leur mode de vie. Je me suis prêté à ce jeu dans plusieurs livres. En fait, c'est même un peu une définition de mon métier.
Que reprochez-vous donc à Benjamin Lee Whorf (1897-1941) qui partage, au départ, la même approche linguistique que vous ?
Je ne lui reproche certainement pas d'avoir préféré la lecture d'Albert Einstein à l'écoute des Indiens Hopi d'Arizona. Mais je reste quelque peu dubitatif quand je le vois déceler une interprétation métaphysique de la théorie de la relativité dans les structures syntaxiques de la langue des Hopi.
Vous n'êtes pas tendre avec Carlos Castaneda (1925-1998) quand il raconte son initiation par un chaman. Est-ce la consommation de champignon hallucinogène (à laquelle il procède dans un intérêt strictement scientifique ;-) qui lui fait perdre tout sens des réalités ?
Comme il n'y a pas de champignon hallucinogène qui pousse dans le désert mexicain où il était supposé mener ses enquêtes ethnographiques, je crois qu'il n'a pas même eu besoin de psychotropes pour fabuler une multitude d'identités et de récits tous plus ou moins fantastiques.
Même si vous prenez soin de ménager Eduardo Viveiros de Castro (né en 1951) dont vous louez les prises de position pour la défense des peuples amérindiens, vous l'étrillez quand même sur sa vision de la culture Araweté au Brésil. Pour vous, ce serait une erreur de penser qu'ils attribuent une âme aux animaux ?
J'aime beaucoup l'enquête ethnographique qu'Eduardo Viveiros de Castro a consacrée aux Araweté dans les années 1980. C'est ensuite que les choses se sont compliquées, dans les années 1990, lorsqu'il a élaboré une théorie très sophistiquée et souvent assez belle, connue aujourd'hui sous le nom de perspectivisme amérindien. L'idée était de dire, dans un premier temps, que les Indiens d'Amazonie considèrent que les animaux sont, dans une certaine mesure, semblables à des êtres humains, ce qui n'est pas faux. Mais, dans un second temps, il ajoutait que tous les Indiens pensent que les animaux voient dans les êtres humains des sortes d'animaux, ce qui est assez peu vraisemblable si l'on s'en tient aux paroles des Indiens. Viveiros de Castro avait entrevu cette belle symétrie de perspectives et, après en avoir développé toutes les conséquences théoriques, il l'a attribuée aux Indiens d'Amazonie. Il leur a ainsi donné une philosophie qui n'était pas la leur. Tout cela ne serait d'ailleurs pas très grave si, par la suite, des hordes d'anthropologues ne l'avaient pris au pied de la lettre. Le perspectivisme est alors devenu, dans de larges pans de l'anthropologie actuelle, l'idéologie officielle de tous les Amérindiens.
Vous avez consacré, en 2017, un ouvrage (La Folie arctique, éd. Zones sensibles) au travail ethnographique d'Émile Petitot (1838-1916), un missionnaire qui a transcrit les mythes inuits à la fin du XIXe siècle avant de sombrer dans la folie et de mourir dans un asile d'aliénés. On sent chez vous une fascination pour les dérèglements de la raison. Il y a du psychiatre chez vous ?
C'est probablement le résultat d'un long flirt avec l'antipsychiatrie, un courant à la fois théorique et pratique qui m'a toujours fasciné. Ou alors il faut croire que je ressens parfois quelques affinités avec certains de ceux que l'on qualifie de fous.
Votre conclusion est rude. En condamnant une « anthropologie ventriloque » qui projette sur les cosmologies amérindiennes des théories caricaturales, échafaudées dans des cafés du Quartier latin, vous jetez un sacré pavé dans la mare. Comment ont réagi vos collègues ?
Certains ont perdu la raison, ce qui était prévisible. Il a fallu les interner. D'autres ont aiguisé de grands couteaux et ils m'attendent depuis à l'angle de ma rue ou dans les méandres de mon laboratoire. Je dois me méfier. D'autres ont définitivement arrêté l'anthropologie et ils consacrent désormais leur vie à la lecture de romans de science-fiction. D'autres encore ont bien ri et m'ont gentiment offert un verre.
Cet article est effectivement une plaisanterie, du moins je l'espère. Mais au bout du compte, on en vient à se demander quels articles sont sérieux, et quels ne le sont pas.
Cet interview est bâtie comme une blague n’est-ce pas ! Sans doute l’effet de quelques champignons hallucinogènes mal dosés. Je conseille vivement la lecture des deux bouquins de Nigel Barley. En particulier « Un anthropologue en déroute » Réjouissant et fort désopilant.