_

Goulet c. Gazette (The)

2010 QCCQ 8057

COUR DU QUÉBEC

(Chambre civile)

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

 500-22-146200-087

 

DATE :

  Le 10 septembre 2010

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

ARMANDO AZNAR, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

 

ALAIN GOULET,

 

Demandeur

c.

 

THE GAZETTE,

-et-

PUBLICATIONS CANWEST INC.,

-et-

RENÉ BRUEMMER,

-et-

ALAN HUSTAK,

 

Défendeurs

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]   Le demandeur réclame des défendeurs, solidairement, un montant de 50,000$ à titre de dommages-intérêts suite à la publication dans le journal quotidien The Gazette d'une photographie permettant son identification.

[2]   Le demandeur allègue que la photographie a été prise à son insu et publiée par les défendeurs sans son consentement. 

[3]   Selon le demandeur, en agissant ainsi, les défendeurs ont commis une faute à son endroit laquelle lui a causé des dommages qu'il évalue à 50,000$ détaillés comme suit:

 

Atteinte à la vie privée :

Dommages moraux :

Troubles, souffrances et inconvénients :

Dommages punitifs :

10,000$

10,000$

10,000$

20,000$

TOTAL:

50,000$

 

[4]   Les défendeurs contestent l'action du demandeur alléguant, en substance, n'avoir commis aucune faute en publiant la photographie. Ils plaident que la photographie ne permet pas une identification facile du demandeur en plus d'avoir été publiée dans l'intérêt public. De plus, ils plaident que le demandeur n'a subi aucun dommage découlant de la publication.

[5]   Enfin, les défendeurs Hustak et Bruemmer[1] plaident qu'ils ne sont aucunement responsables du fait même de la publication de la photographie, celle-ci ayant été choisie à leur insu par l'éditeur à l'emploi de The Gazette et Publication Canwest Inc., ci-après désignées «les défenderesses».

 

LES FAITS

[6]   Relativement aux faits qui ont mené au litige opposant les parties, le Tribunal énumère, entre autres, les suivants.

[7]   Le demandeur travaille à l'Établissement de détention de Montréal (Bordeaux), ci-après désigné «Établissement de détention», à titre d'agent des services correctionnels et ce, depuis 1987. En 2007, il travaille au poste d'accueil de l'Établissement de détention.

[8]   Au cours de l'été 2007, monsieur Marcus Thompson, photo-journaliste et éditeur-adjoint à la photographie à l'emploi des défenderesses, prend une photographie des portes d'entrée de l'Établissement de détention situées tout près du poste d'accueil (pièce P-1).

[9]   La photographie a été prise par monsieur Thompson à partir du stationnement des visiteurs de l'Établissement de détention situé non loin du poste d'accueil. La photographie a été prise à la suite d'une opération anti-drogue qui s'était déroulée audit Établissement.

 

[10]        À la photographie, on reconnaît le demandeur qui regarde en direction de l'endroit où se trouve le photographe.

[11]        Plus de six mois après la prise de la photographie, elle est publiée par les défenderesses dans l'édition du journal The Gazette du vendredi 25 janvier 2008. Le tirage du journal était de 159,087 copies. 

[12]        Monsieur Thompson n'a pas été consulté par l'éditeur du journal The Gazette pour ce qui est du choix de la photographie qui a accompagné l'article, lequel traitait de l'opposition de certains citoyens relativement à un projet d'agrandissement de l'Établissement de détention. 

[13]        En ce qui concerne les défendeurs Bruemmer et Hustak, ils ont rédigé l'article qui a paru dans l'édition du journal The Gazette du 25 janvier 2008 mais, tout comme monsieur Thompson, ils n'ont pas été consultés par l'éditeur des défenderesses en ce qui concerne le choix de la photographie accompagnant l'article. 

[14]        Le 25 janvier 2008, jour de la publication de la photographie dans le journal The Gazette, le demandeur en est informé par un collègue de travail employé au bureau des visites de l'Établissement de détention ainsi que par un employé d'une compagnie de livraison. 

[15]        Selon le demandeur, ces deux personnes ont trouvé la photo "drôle". Toutefois, elles n'ont pas témoigné à l'audience afin de corroborer les dires du demandeur sur le sujet.

[16]        Étant mécontent de se voir à la photographie, le demandeur prend l'initiative de retenir toutes les copies du journal The Gazette destinées à être distribuées à l'intérieur de l'Établissement de détention et ce, afin de masquer son visage.

[17]        Selon le demandeur dans les jours qui ont suivi, les personnes qui lui ont parlé de la photographie l'ont fait avec le sourire aux lèvres. Cependant, exception faite de sa conjointe, Linda Côté, qui travaille également en tant qu'agente des services correctionnels au même établissement, aucune de ces personnes n'est venue témoigner à l'audience afin de corroborer les dires du demandeur.

[18]        Suite à la publication de la photographie, le demandeur a craint d'être victime d'intimidation ou de menaces sur sa personne et ce, compte tenu du genre de clientèle que l'on retrouve à l'intérieur de l'Établissement de détention où il travaille.

[19]        À cet égard, la preuve a révélé qu'après la publication de la photographie, le demandeur n'a pas été victime de menaces ou d'intimidation de la part de qui que ce soit.

 

 

ANALYSE ET DÉCISION

[20]        La preuve a révélé que les défendeurs Hustak et Bruemmer ne sont pas les photographes qui ont pris la photographie qui a été publiée par les défenderesses.  Ils ne sont que les auteurs de l'article.

[21]        La preuve a aussi révélé que les défendeurs Hustak et Bruemmer n'ont pas été consultés par l'éditeur des défenderesses quant au choix de la photographie qui accompagnait l'article qu'ils ont rédigé et qui a été publié dans l'édition du 25 janvier 2008 du journal The Gazette

[22]        Considérant ce qui précède, il est manifeste que les défendeurs Hustak et Bruemmer n'ont commis aucune faute à l'égard du demandeur. En conséquence, en ce qui les concerne, l'action doit être rejetée parce que mal fondée en faits et en droit. Toutefois, comme ils sont représentés par le même avocat que celui qui représente les défenderesses et considérant qu'un seul plaidoyer a été déposé au nom de toutes les parties défenderesses, en ce qui les concerne, l'action est rejetée sans frais.

[23]        En ce qui concerne la responsabilité des défenderesses, la preuve a révélé que certains des journalistes et photographes à l'emploi desdites défenderesses ont été invités à une conférence de presse qui s'est tenue à l'Établissement de détention le 29 septembre 2006 et ce, dans le cadre d'une visite guidée de l'Établissement.

[24]        Les journalistes et autres personnes présentes lors de la conférence de presse furent alors avisés qu'aucune photographie des employés de l'Établissement de détention ne devait être prise au cours de la visite guidée. 

[25]        À cet effet, en vue de cette conférence de presse, un document émis par le Ministère de la sécurité publique fut remis aux journalistes et photographes invités (pièce P-6).

[26]        À ce document, il y est mentionné ce qui suit :

« Dans la cour intérieure

(…)

·         Les caméramans et les photographes peuvent faire des prises de vue et des photos de l'édifice extérieur à partir de la cour intérieure avant de se déplacer vers la salle de la conférence de presse.

·         Les prises de vue et les photos ne doivent pas permettre l'identification des personnes (clientèle et personnel) qui se trouvent dans la cour intérieure. Les médias conviennent de prendre toutes les mesures nécessaires pour respecter cette règle.

(…)

Lors de la visite des ailes A et B

·         Il est défendu de photographier ou de prendre des prises de vue d'une personne incarcérée ou d'un agent des services correctionnels (ASC) (sauf de dos pour les ASC).

·         Les journalistes ne peuvent filmer ni photographier ailleurs que dans les zones prévues à cet égard: par exemple, dans les cellules préalablement identifiées. Pour la sécurité des personnes incarcérées et du personnel nous vous demandons de respecter cette consigne.

(…). »

[27]        Or, contrairement aux directives émises par les responsables du Ministère de la sécurité publique, plusieurs photographies furent prises à l'intérieur incluant des photographies d'agents des services correctionnels y travaillant (pièce P-11).

[28]        Cependant, le Tribunal rappelle que la photographie identifiant le demandeur ne fut pas prise le 29 septembre 2006 mais bien au cours de l'été 2007 et ce, par un photographe qui se trouvait dans le stationnement extérieur réservé aux visiteurs de l'Établissement de détention. Cette photographie ne fut publiée que dans l'édition du 25 janvier 2008 du journal The Gazette, soit dix-sept (17) mois après la tenue de la conférence de presse du 29 septembre 2006. 

[29]        Les défenderesses ont-elles commis une faute en publiant la photographie sans l'autorisation du demandeur?

[30]        Les défenderesses plaident qu'elles n'ont commis aucune faute en publiant la photographie. Plus particulièrement, elles plaident que le demandeur était un employé de l'État qui exerçait des fonctions publiques au poste d'accueil de l'Établissement de détention. Selon elles, eu égard à la nature de ses fonctions, dans le cadre de son travail, il ne pouvait raisonnablement s'attendre à pouvoir bénéficier du respect de son droit à la vie privée.

[31]        De plus, les défenderesses plaident que l'article du 25 janvier 2008 et la photographie qui l'accompagnait ont été publiés dans "l'intérêt public".

[32]        Le droit au respect de la vie privée est enchâssé à l'article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne[2] de même qu'à l'article 3 du Code civil du Québec qui prévoient ce qui suit :

L'article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne :

«Toute personne a droit au respect de sa vie privée.»

 

L'article 3 du Code civil du Québec :

 

«Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

 

Ces droits sont incessibles. 

 

(…). »

 

[33]        Relativement à la définition de l'expression "atteinte à la vie privée", l'article 36 du Code civil du Québec prévoit ce qui suit :

 

« Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants:

 

 1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;

 

 2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;

 

 3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés;

 

 4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;

 

 5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l'information légitime du public;

 

 6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels. »

 

[34]         Pour les motifs ci-après énoncés, le Tribunal rejette les moyens de défense soulevés par les défenderesses et conclut à leur responsabilité.  

[35]        En ce qui concerne les règles de droit applicables en matières de protection de la vie privée et du droit de l'individu à son image, les auteurs Jean-Louis Baudoin et Patrice Deslauriers écrivent[3] :

 

1-269 - Droit à l'image - Plusieurs décisions, sous le régime du Code civil du Bas-Canada, du Code civil du Québec et de la Charte, ont reconnu le droit de l'individu à son image, ainsi qu'à l'utilisation de son nom.  Le droit à l'image est désormais consacré par le législateur à l'article 36(4) C.c. et étendu à la captation et à l'utilisation de la voix (dans les lieux privés), du nom et de la ressemblance.  Tout citoyen doit donc donner son autorisation à la publication de son image à moins que son consentement ne soit implicite, que la photographie ne soit telle qu'elle rende une identification impossible, que sa publication soit justifiée par le droit d'information du public ou, enfin, lorsqu'un simple particulier ne se trouve qu'accessoirement dans la photographie.  En revanche, le consentement à la prise de photographie ne constitue pas pour le photographe une autorisation d'en faire tous les usages qu'il désire.  Le droit à l'image fait donc partie de cette zone d'intimité que chacun est tenu de respecter. 

 

1-270 -  Arrêt Vice-Versa - L'arrêt Vice-Versa a relancé le débat sur le fragile équilibre entre le droit à l'image d'un individu et le droit du public à l'information, corollaire du droit à la liberté d'expression.  Cette décision a suscité une critique quasi-unanime en doctrine pour qui l'arrêt constitue une atteinte démesurée à la liberté d'expression.  On lui reproche essentiellement, d'une part, d'avoir envisagé le tout sous l'angle de la vie privée alors qu'il s'agissait d'une situation de vie publique, la victime se trouvant à l'extérieur de chez elle, et d'autre part d'avoir refusé de considérer la photographie purement artistique comme une information socialement utile. 

 

          Pour notre part, nous croyons que la décision de la Cour suprême permet d'en arriver à un juste équilibre entre le droit des uns et des autres.  En effet, si le principe qui veut que la diffusion d'une photographie sans le consentement de la personne soit fautive peut sembler, à première vue, sévère, le fait qu'il souffre de plusieurs exceptions mentionnées par l'arrêt en atténue sensiblement la portée. 

 

          La diffusion d'une photographie, sans le consentement, constitue une atteinte fautive au droit à l'image, composante du droit à la vie privée.  En effet, le droit à la vie privée peut s'exercer même en lieu public, la preuve étant que l'on reconnaît généralement que, même à l'extérieur, une certaine bulle d'intimité doit être respectée. 

 

          Un auteur s'est inquiété du lourd fardeau que doivent maintenant supporter les photographes puisqu'ils doivent démontrer, à titre de fait justificatif, qu'il était dans l'intérêt public de publier la photographie. 

 

          Sur le plan théorique, ces inquiétudes paraissent justifiées.  En pratique, elles risquent toutefois de ne pas se matérialiser, compte tenu du fait que les sommes accordées pour réparer le préjudice sont très modestes et ne favorisent pas le recours aux tribunaux.  

 

[36]        En ce qui concerne la jurisprudence, l'arrêt clé est celui rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Les Éditions Vice-Versa Inc. et Gilbert Duclos c. Pascal Claude Aubry et Société Radio-Canada[4]

[37]        Dans la susdite décision, la Cour suprême écrit ce qui suit:

 

" (49)  Ce litige soulève un problème de droit civil et c'est à la lumière de ce droit qu'il doit être résolu.  La violation d'un droit consacré par la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après la "Charte québécoise") crée, à l'art. 49 al. 1, un recours pour préjudices moral et matériel.  Ce recours est sujet aux principes de recouvrement du droit civil.  Par conséquent, les éléments traditionnels de responsabilité, soit la faute, le dommage et le lien de causalité, doivent être établis.  Voir F.E.E.S.P. c. Béliveau St-Jacques (1996) 2 R.C.S. 345 , au par. 122, et Augustus v. Gosset (1996) 3 R.C.S. 268 , au par. 58. 

 

(50)  Soulignons tout d'abord que nous restreindrons notre analyse à la seule question en litige devant notre Cour, soit la publication d'une photographie prise sans permission. 

 

(…)

(53)  Puisque le droit à l'image fait partie du droit au respect de la vie privée, nous pouvons postuler que toute personne possède sur son image un droit qui est protégé.  Ce droit surgit lorsque le sujet est reconnaissable.  Il faut donc parler de violation du droit à l'image, et par conséquent de faute, dès que l'image est publiée sans consentement et qu'elle permet l'identification de la personne.  Voir Field c. United Amusement Corp. (1971) C.S. 283

 

(…)

(55)  Le droit au respect de la vie privée se heurte, en l'instance, à un autre droit protégé par la Charte québécoise, à l'art. 3, le droit à la liberté d'expression.  Les juges LeBel et Biron mentionnent que le droit québécois ignore toujours l'exception artistique comme droit autonome.  Nous croyons que la liberté d'expression comprend la liberté d'expression artistique.  Voir, par exemple R. c. Keegstra (1990) 3 R.C.S. 697 , à la p. 762;  Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général) (1989) 1 R.C.S. 927 , aux pp. 969, 970 et 1009;  Ford c. Québec (Procureur général) (1988) 2 R.C.S. 712 , aux pp. 756 et 767; R. v. Butler (1992) 1 R.C.S. 452 , à la p. 490.  Il n'y a donc pas lieu de créer une catégorie particulière pour tenir compte de la liberté d'expression artistique.  L'expression artistique n'a pas besoin d'une catégorie spéciale pour se réaliser.  Il n'y a pas, non plus, de justification pour lui attribuer un statut supérieur à la liberté d'expression générale.  L'artiste peut invoquer son droit à la liberté d'expression suivant les mêmes conditions que toute autre personne.  Il n'y a donc pas lieu de distinguer la liberté d'expression artistique du reportage journalistique, comme nous avons été invités à le faire. 

 

(56)  Le droit au respect de la vie privée comme la liberté d'expression doivent recevoir une interprétation conforme aux dispositions de l'art. 9 de la Charte québécois.  Pour y parvenir, il faut décider de la pondération de ces deux droits. 

 

(57)  Le droit du public à l'information, soutenu par la liberté d'expression, impose des limites au droit au respect de la vie privée dans certaines circonstances.  Ceci tient au fait que l'expectative de vie privée est réduite dans certains cas.  Le droit au respect de la vie privée d'une personne peut même être limité en raison de l'intérêt que le public a de prendre connaissance de certains traits de sa personnalité.  L'intérêt du public à être informé est en somme une notion permettant de déterminer si un comportement attaqué dépasse la limite de ce qui est permis. 

 

(…)

(59)  Une autre situation où l'intérêt public prédomine est celle où une personne paraît de façon accessoire dans la photographie d'un lieu public.  L'image saisie dans un lieu public peut alors être considérée comme un élément anonyme du décor, même s'il est techniquement possible d'identifier des personnes sur la photographie,  Dans cette hypothèse, vu que l'attention de l'observateur imprévu se portera normalement ailleurs, la personne ''croquée sur le vif'' ne pourra s'en plaindre.  La même solution s'impose à l'égard d'une personne faisant partie d'un groupe photographié dans un lieu public.  Cette personne ne peut s'opposer à la publication d'une telle photographie si elle n'en est pas le sujet principal.  En revanche, le caractère public du lieu où une photographie a été prise est sans conséquence lorsque ce lieu sert simplement à encadrer une ou plusieurs personnes qui constituent l'objet véritable de la photographie. 

 

(…)

(62)  En l'espèce, la responsabilité des appelants est à priori engagée puisqu'il y a eu publication de la photographie alors que l'intimée était identifiable.  Nous ne croyons pas que l'expression artistique de la photographie, dont on a allégué qu'elle servait à illustrer la vie urbaine contemporaine, puisse justifier l'atteinte au droit à la vie privée qu'elle comporte.  L'intérêt dominant du public à prendre connaissance de cette photographie n'a pas été démontré.  L'argument que le public a intérêt à prendre connaissance de toute œuvre artistique ne peut être retenu, notamment parce que le droit de l'artiste de faire connaître son œuvre, pas plus que les autres formes de liberté d'expression, n'est absolu.  Il y a en effet lieu de rappeler ici le texte de l'art. 9.1 de la Charte québécoise, de même que le fait que notre Cour a affirmé à plusieurs reprises que la liberté d'expression doit être délimitée en tenant compte des autres valeurs en présence.  Voir Fraser c. Canada (Treasury Board , Department of National Revenue) (1985) 2 R.C.S. 455Dagenais v. Canadian Broadcasting Corporation (1994) 3 R.C.S. 835 , et Hill v. Co., (1997) 1 W.W.R. 337 (C.A.C.-B.). 

 

(…)

(65)   Aucune des exceptions fondées sur le droit du public à l'information que nous avons mentionnées antérieurement n'est applicable en l'espèce.  Il ne semble donc y avoir aucune justification pour donner préséance aux appelants, si ce n'est leur position qu'il serait très difficile, en pratique, pour un photographe d'obtenir le consentement de toutes les personnes qu'il photographie dans des lieux publics avant de publier leur photographie.  Accepter ce genre d'exception, c'est en fait accepter que le droit du photographe est illimité, pourvu que sa photographie soit prise dans un endroit public.  C'est étendre sa liberté aux dépens de celle des autres.  Nous rejetons ce point de vue.  En l'instance, le droit de l'intimée à la protection de son image est plus important que le droit des appelants à publier la photographie de l'intimée sans avoir obtenu sa permission au préalable.  "

 

[38]        Considérant l'ensemble de la preuve et appliquant les susdites règles de droit à la présente affaire, le Tribunal conclut que la responsabilité des défenderesses est engagée puisqu'il y a eu publication d'une photographie permettant l'identification du demandeur et ce, sans justification de leur part. Ceci constitue une atteinte aux droits à la vie privée du demandeur.

[39]        En ce qui concerne l'argument des défenderesses à l'effet qu'elles étaient justifiées de publier la photographie en raison de l'intérêt dominant du public en matière de droit à l'information, outre le fait, insuffisant en soi, que le demandeur était un agent des services correctionnels et que la photographie le montre dans l'exercice de ses fonctions, aucun élément de preuve additionnel ne permet de conclure en ce sens.

[40]        En effet, pour les fins du contenu de l'article publié le 25 janvier 2008, la photographie permettant l'identification du demandeur n'était aucunement pertinente.

[41]        De plus, les défenderesses n'ont pas démontré que le métier exercé par le demandeur constituait une activité publique telle que son droit au respect de la vie privée était surpassé par le droit du public à l'information justifiant ainsi leur décision de publier la photographie. Elles n'ont pas démontré qu'elles ont utilisé l'image du demandeur aux fins de l'information légitime du public.

LES DOMMAGES

[42]        Relativement aux dommages réclamés par le demandeur, au plaidoyer qu'elles ont déposé, les défenderesses plaident :

a) que le demandeur n'est pas facilement identifiable ou reconnaissable dans la photographie publiée ;

b) que peu de personne ont reconnu le demandeur sur la photographie, exception faite de quelques collègues de travail ;

c) que la publication de la photographie a été sans conséquence pour le demandeur.

[43]        En sa qualité de demandeur, il incombe à ce dernier d'établir, par prépondérance de la preuve, qu'il a subi un préjudice résultant de la publication de la photographie par les défenderesses.

[44]        En ce qui concerne les dommages extrapatrimoniaux, comme le précise la Cour suprême dans Les Éditions Vice-Versa Inc. c. Pascale Claude Aubry et als. le Tribunal ne peut imputer des dommages du seul fait qu'il y a eu atteinte à un droit garanti par la Charte des droits et libertés de la personne. La Cour suprême rappelle aussi que l'allocation de dommages et intérêts symboliques n'est pas non plus justifiée quand les tribunaux veulent sanctionner la violation d'un droit subjectif qui produira le plus souvent un préjudice minime car, cela irait à l'encontre des principes de responsabilité civile[5]

[45]        Le demandeur allègue qu'en raison de la nature de son travail d'agent des services correctionnels, il était important pour lui que son visage ne soit pas diffusé par la publication d'une photographie permettant son identification. Or, la photographie publiée par les défenderesses permet son identification.

[46]        La preuve a révélé que la nature du travail du demandeur fait en sorte qu'il côtoie quotidiennement des détenus à l'intérieur des murs de l'Établissement de détention. De plus, travaillant au poste d'accueil, il reçoit les visiteurs appelés à pénétrer à l'intérieur dudit Établissement.

[47]        Il ne s'agit donc pas d'un métier permettant au demandeur de raisonnablement espérer que son image ne sera pas reconnue par les gens qu'il côtoie sur les lieux de son travail, notamment les détenus. Cependant, il était en droit d'espérer que son image ne serait pas diffusée par la publication, dans un journal à tirage important, d'une photographie permettant son identification, d'autant plus qu'à cet égard, des directives précises en ce sens avaient été données aux journalistes et photographes des défenderesses présents lors de la conférence de presse du 29 septembre 2006.

[48]        Il est exact de dire qu'il existe un élément de risque associé à l'exercice du métier d'agent des services correctionnels. Bien qu'il s'agisse là d'un risque connu du demandeur et qu'il assume depuis qu'il travaille à ce titre, il était néanmoins en droit de s'attendre à ce que le risque d'être reconnu ne soit pas augmenté par la publication, dans un journal, d'une photographie permettant son identification de même que celle de son métier.

[49]        À cet égard, heureusement pour lui, la preuve a révélé que le demandeur n'a pas été victime d'intimidation ou de menaces suite à la publication de la photographie le 25 janvier 2008. 

[50]        Néanmoins, corroboré à cet égard par le témoignage de sa conjointe, Linda Côté, le demandeur a déclaré que la publication de la photographie a eu pour effet de le faire souffrir d'insomnie pendant quelques mois. De plus, concomitamment à la publication de la photographie, il a aussi développé pendant quelques temps, "le syndrome dit du rétroviseur" qui consiste à vérifier si l'on est suivi en regardant dans le rétroviseur de l'automobile que l'on conduit. Il avait par le passé, été victime de ce syndrome suite à l'assassinat de deux agents correctionnels en 1997.

[51]        Bien que les affirmations du demandeur et de sa conjointe à cet égard n'ont pas été appuyées par une preuve médicale, elles sont néanmoins crédibles.

[52]        Dans son témoignage, le demandeur s'est plaint du fait que la photographie publiée le faisait mal paraître. Ce n'était pas, selon lui et sa conjointe, la meilleure photographie le représentant. Il s'agit là d'une appréciation purement subjective de leur part.

[53]        Relativement à l'évaluation des dommages, bien qu'en matière de diffamation et non d'atteinte à la vie privée, dans Diffusion Métromédia CMR Inc. et al. c. Farès Bou Malhab[6], la Cour d'appel, sous la plume de madame la Juge Bich, énonce les principes qui doivent guider le Tribunal :

" [39]  On peut trouver étonnant qu'en matière de diffamation, le préjudice, contrairement à ce que l'on observe généralement dans le domaine de la responsabilité civile, s'évalue en fonction d'une norme objective qui semble dispenser le demandeur de faire la preuve d'une atteinte réelle à sa réputation ou à son honneur, établie de facto : c'est habituellement la faute que l'on évalue selon une telle norme. Néanmoins, on conçoit que ce qui justifie le recours à une telle norme est la nature même de la diffamation, qui rend difficile, voire impossible dans certains cas, la démonstration d'une véritable atteinte à la réputation ou à l'honneur, dont la protection et le respect constituent un droit fondamental, ce qui laisserait sans remède ceux à la réputation ou à l'honneur desquels on s'est réellement attaqué, mais qui, pour diverses raisons, ont pu parer l'attaque ou ne sont pas en mesure de jauger précisément l'effet de celle-ci.

[40]  À l'inverse, la norme objective adoptée par la Cour suprême a l'avantage de ne pas rendre l'exercice de qualification du propos litigieux et, par conséquent, la détermination du préjudice tributaire de l'émotion ou du sentiment purement subjectif de la personne qui s'estime diffamée. S'il suffisait en effet, pour établir le caractère préjudiciable d'un propos, de faire état de son sentiment d'humiliation, de mortification, de vexation, d'indignation, de tristesse ou de contrariété personnelle ou encore d'un froissement, d'un heurt ou même d'un piétinement de la sensibilité, il ne resterait pas grand-chose de la liberté d'opinion et d'expression. En outre, ce serait faire dépendre l'idée même de diffamation, entièrement, de l'affectivité particulière de chaque individu. La norme objective préconisée par la Cour suprême a donc le double intérêt de permettre une détermination rationnelle de l'existence du préjudice, selon un standard réaliste, tout en ne l'assujettissant pas au seul critère de la blessure intime.  "

[54]        Dans la présente affaire, la preuve des dommages que le demandeur allègue avoir subis se limite à son témoignage et celui de sa conjointe, tous deux par ailleurs crédibles. Cette preuve révèle qu'il y a eu atteinte illicite à la vie privée du demandeur, atteinte qui lui a occasionné angoisses de même que troubles et inconvénients pendant un certain temps. Il a donc le droit d'être compensé.

[55]        Cela dit, pour le préjudice de nature extrapatrimoniale (atteinte à la vie privée, dommages moraux et troubles et inconvénients) qu'il a subi, le Tribunal accorde au demandeur un montant de 5,000$.

 

DOMMAGES-INTÉRÊTS PUNITIFS

[56]        L'article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne prévoit ce qui suit :

« 49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnus par la présente Charte confère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

 

Dommages-intérêts punitifs.

En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs. »

 

[57]        En l'espèce, il y a eu atteinte illicite au droit à la vie privée du demandeur, un droit garanti par l'article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne. Cependant, pour que des dommages-punitifs puissent être accordés au demandeur, preuve doit être faite que l'atteinte a été intentionnelle. 

[58]        Or, selon la jurisprudence, pour qu'une atteinte soit intentionnelle, il faut que le résultat du comportement fautif soit voulu. Il faut que l'auteur de l'acte ait un état d'esprit qui dénote une volonté de causer les conséquences de sa conduite ou encore qu'il ait agi en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables que sa conduite engendrera.

[59]        À cet effet, dans l'arrêt Syndicat national des employés de l'Hôpital St-Ferdinand (C.S.N.) et al. c. Le Curateur Public et al.[7], la Cour suprême, sous la plume de la Juge L'Heureux Dubé, écrit :

«          En conséquence, il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l'art. 49 de la Charte lorsque l'auteur de l'atteinte illicite a un état d'esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s'il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l'intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence. Ainsi, l'insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère.

            En plus d'être conforme au libellé de l'art. 49 de la Charte, cette interprétation de la notion d'«atteinte illicite et intentionnelle» est fidèle à la fonction préventive et dissuasive des dommages exemplaires qui suggère fortement que seuls les comportements dont les conséquences sont susceptibles d'être évitées, c'est-à-dire dont les conséquences étaient soit voulues soit connues par l'auteur de l'atteinte illicite, soient sanctionnés par l'octroi de tels dommages: Roy, Les dommages exemplaires en droit québécois: instrument de revalorisation de la responsabilité civile, op. cit., t. I, aux pp. 231 et 232. J'ajouterais que la détermination de l'existence d'une atteinte illicite et intentionnelle dépendra de l'appréciation de la preuve dans chaque cas et que, même en présence d'une telle atteinte, l'octroi et le montant des dommages exemplaires aux termes du deuxième alinéa de l'art. 49 et de l'art. 1621 C.c.Q. demeurent discrétionnaires. »

[60]        Tel que mentionné précédemment, préalablement à la publication de la photographie, lors de la conférence de presse du 29 septembre 2006, les journalistes et photographes présents avaient été avisés par les autorités de ne pas prendre de photographies des agents des services correctionnels alors en devoir.

[61]        Lorsque les défenderesses ont décidé de publier la photographie permettant l'identification du demandeur, elles ne pouvaient alors raisonnablement croire que le métier d'agent des services correctionnels avait un caractère public tel qu'elles étaient justifiées de le faire en invoquant l'intérêt public. Elles ont néanmoins décidé de publier la photographie sans se soucier aucunement des conséquences néfastes et probables que cette publication aurait pour le demandeur.

[62]        En agissant comme elles l'on fait, les défenderesses ont porté atteinte aux droits à la vie privée du demandeur de façon intentionnelle. Cela justifie l'octroi de dommages punitifs.

[63]        Relativement à l'évaluation de ce type de dommages, l'article 1621 du Code civil du Québec prévoit ce qui suit :

« 1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

 

Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers. »

[64]        Ceci dit, eu égard à l'ensemble des circonstances révélées par la preuve, le Tribunal accorde au demandeur un montant de 5,000$ à titre de dommages punitifs.

PAR CES MOTIFS, le Tribunal :

 

ACCUEILLE en partie l'action du demandeur.

 

CONDAMNE les défenderesses, The Gazette et Publications Canwest Inc., solidairement à payer au demandeur la somme de 10,000$ avec intérêts au taux légal plus l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec à compter du 28 janvier 2008.

 

LE TOUT avec dépens.

 

REJETTE l'action du demandeur contre les défendeurs, René Bruemmer et Alan Hustak, sans frais.

 

 

 

 

__________________________________

ARMANDO AZNAR, J.C.Q.

Me Nathalie Lupien

Procureur du demandeur

 

Me Mark Bantey

GOWLING LAFLEUR HENDERSON

Procureur des défendeurs

 

 

Dates d'audience :

Les 16 avril 2009 et 2 juin 2010.

 



[1]     L'utilisation du nom de famille, du prénom, d'un diminutif ou d'un acronyme a pour but d'alléger le texte et non à faire preuve de familiarité ou de prétention.

[2]     L.R.Q. c. C-12.

[3]     La responsabilité civile, Volume I, Cowansville, Éditions Yvon Blais Inc., 2007, pp. 226-230

[4]     (1998) 1 R.C.S. 591 , R.E.J.B. 1998-05646

[5]     Supra, note 3, para. 68

[6]     2008 QCCA 1938

[7]     (1996) 3 R.C.S. 211 , 262-263

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.