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La traduction en questions

David Bellos :« Traduire, ce n'est pas fabriquer un clone. La traduction doit ressembler à l'original comme un fils ­ressemble à son père, voilà tout. » FRANCOIS BOUCHON/FRANCOIS BOUCHON

ENTRETIEN.  David Bellos raconte l'histoire fabuleuse de cet art sans lequel les échanges internationaux n'existeraient pas.

David Bellos, professeur de littérature française à Princeton, a traduit en anglais des œuvres de Georges Perec, Romain Gary, Ismaïl Kadaré, Fred Vargas.

LE FIGARO. - Votre livre montre magnifiquement que la traduction est un art subtil qui n'a rien à voir avec du mot à mot?

David Bellos. Oui. Prenons l'exemple de mon livre. Comment traduire en français le titre original, Is That a Fish in Your Ear?, qui fait référence à une série anglaise très populaire. Le lecteur français n'aurait pas compris l'allusion. En revanche, Le Poisson et le Bananier sonne comme le titre d'une fable de La Fontaine. Un titre doit établir une connivence, donner une idée du ton de l'ouvrage. Autre exemple, la traduction en anglais de À la Recherche du temps perdu, qui a fait l'objet d'innombrables controverses. Son premier traducteur, un gentleman de l'époque de Proust, l'avait rendu par Remembrance of Things Past. Or, depuis vingt ans, on a tendance à revenir à des traductions plus proches de l'original. On l'a donc retraduit par In Search of Lost Time, qui est moins poétique mais plus juste.

Nabokov affirmait qu'on ne pouvait pas traduire «Eugène Onéguine», le roman en vers de Pouchkine. Vous affirmez au contraire qu'aucune traduction n'est impossible.

J'en veux beaucoup à Nabokov. En tant qu'auteur, il a considéré que le traducteur devait être au service du texte original. Ce mépris pour les traductions a empoisonné les débats sur le sujet. D'après lui et ceux qui se sont rangés à son avis, quiconque voudrait rendre le charme de Pouchkine dans une langue étrangère est un criminel ou un idiot. Or moi je pense que traduire, ce n'est pas fabriquer un clone. La traduction doit ressembler à l'original comme un fils ressemble à son père, voilà tout.

Comment traduit-on des mots qui n'existent pas dans une autre langue?

La question s'est posée aux Européens lorsqu'ils sont arrivés dans des contrées où étaient parlées des langues dites primitives. Ces langues avaient, par exemple, vingt mots pour exprimer le fait de couper telle ou telle chose de telle ou telle manière mais pas de terme pour désigner le fait de couper en général. Ils n'avaient pas non plus de mots équivalents à «temps», «langue», «loi», «État», «Dieu». Souvent les Européens ont injecté des mots nouveaux dans ces langues orales.

Vous parlez aussi de la traduction par substitution?

Elle a été très utilisée par les traducteurs de la Bible, soucieux que les populations non européennes s'approprient le récit biblique. Le premier exemple connu est amusant. En Malaisie, pour traduire le mot «figuier» dans l'Évangile de Matthieu, arbre inconnu dans ces contrées, on l'a remplacé par «bananier». C'est comme si vous traduisiez en français le mot «banian» par «marronnier»… Autre exemple: pour traduire le mot «vigne» dans la Bible en estonien, avant que le vin ne soit importé dans cette région, on a créé un mot à partir de deux autres. Cela a donné: «arbre à vodka»! En revanche, certains termes hébreux mystérieux de la Bible n'ont jamais été traduits. On les a reproduits phonétiquement, ainsi du mot qui a donné en latin Cherubim.

Vous citez saint Jérôme, qui affirmait ne pas rendre «mots pour mots mais sens pour sens», sauf «dans les Écritures saintes où l'ordre même des mots est un mystère».

Cela pose la question que tout traducteur est un jour amené à se poser: comment traiter les expressions que l'on ne comprend pas. C'est un défi de traduire un texte sans céder à la tentation d'en résoudre les énigmes, en laissant imprécis ce qui est imprécis. Dans le cas de textes écrits dans une langue morte, a fortiori un texte sacré, on ne doit pas chercher à réduire les zones d'ombre.

C'est une évidence, mais on a tendance à l'oublier: il n'y aurait pas de relations internationales sans traducteur.

Les Français ne pourraient vendre des Renault à l'étranger sans traduire ses manuels d'utilisation! Je me suis attaché à mettre en lumière la figure des traducteurs. On les utilisait dans le cadre des échanges diplomatiques mais on s'en méfiait. On a retrouvé des documents qui montrent que les interprètes qu'employaient les Anglais dans l'Empire ottoman avaient tellement peur de déplaire au Sultan et de le payer de leur vie qu'ils enrobaient ou édulcoraient sérieusement les propos des émissaires de la Couronne…

Ces temps où on se méfiait des traducteurs n'est-il pas révolu?

Dans l'Union européenne, en effet, ils tiennent une place éminente, parce que c'est un régime, révolutionnaire à ce titre, dont les vingt trois langues ont un statut d'égalité, sans langue officielle: du jamais vu! Mais pensez à l'Irak, où l'on parle deux dialectes arabes, le kurde et le persan. Les soldats de la coalition avaient besoin de traducteurs mais s'en méfiaient terriblement. Imaginez: une situation tendue, fusil chargé. Vous avez besoin d'un traducteur. Vous faites appel à quelqu'un qui parle anglais mais qui a encore plus peur que vous. Il se rend compte qu'il ne connaît pas le dialecte voulu, mais plutôt que de l'avouer, il va inventer…

Vous évoquez dans votre livre les traducteurs de dialogues de doublage.

Ce sont des athlètes du verbe: traduire un dialogue en tenant compte du mouvement des lèvres, qui se mesure en dixièmes, voire en centièmes de seconde, est un exercice de haute voltige!

«Le Poisson et le bananier», de David Bellos, traduit de l'anglais par Daniel Loayza, Flammarion, 380 p., 22,80 €.

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