« Le transhumanisme est vu comme la porte de sortie d’une prison que nous avons construite »

Kenric McDowell dirige chez Google, en Californie, le programme AMI, qui encourage les collaborations entre artistes et chercheurs en IA.

« Le transhumanisme est vu comme la porte de sortie d'une prison que nous avons construite »

La question n’est plus de savoir, aujourd’hui, ce que l’intelligence artificielle est capable de produire « artistiquement ». Du tableau à l’album en passant par le scénario – avec plus ou moins de succès, certes – les faits d’armes des machines se sont accumulés ces dernières années grâce au bond du deep learning, ou apprentissage profond, basé sur les fameux « réseaux de neurones » artificiels. Mais une oeuvre produite par une machine, est-ce réellement de l’art ? Cette traditionnelle objection ne fait pas ciller les plus fervents défenseurs des recherches artistiques autour de l’IA. Kenric McDowell est l’un d’entre eux. 

L’Américain dirige chez Google le programme Artists and Machine Intelligence (AMI), un réseau créé en 2015 pour explorer ces nouveaux terrains artistiques à défricher en rapprochant artistes, chercheurs et institutions culturelles. 

Nous l’avons rencontré à Leuven, en Belgique, au festival « and& ». On en a profité pour parler des références historiques de ce programme, de l’intérêt du soft power pour Google ou de l’utopie technologique qui prévaut dans la Silicon Valley. 

 Usbek & Rica : Quel est votre parcours, jusqu’à prendre la direction du programme Artists and Machine Intelligence ?

Kenric McDowell : Mon diplôme d’université était en « Interactive art », j’apprenais le code et je faisais de l’art. Puis j’ai trouvé un job dans le  développement de jeux vidéo, avant de commencer à me concentrer sur ma pratique artistique en dehors de la technologie, et j’ai obtenu mon Master en Photographie à l’International Center of Photography de New York. Je suis arrivé chez Google il y a 4 ans, je travaillais sur des prototypes d’outils pour intégrer l’IA à nos produits. Puis en 2015 quand Deepdream a leaké sur Internet (le programme de vision par ordinateur créé par Google et permettant de faire apparaître des formes dans les images, ndlr), mon chef a voulu faire une exposition. J’ai dit: “laissez-moi vous aider !” Pour avoir connu un peu le monde de l’art à New York, je voulais guider les gens qui travaillaient sur le projet et les éloigner des pièges qui peuvent arriver quand une entreprise de technologie s’implique dans l’art. On a regardé les grands modèles historiques, comme les Bell Labs (que détenait le géant AT&T, et dont les recherches dans les télécommunications ont été capitales, ndlr), et le programme Experiments in Art and Technology (EAT). On s’est lancé la même année que le 50e anniversaire de 9 evenings, qui est devenu un modèle pour nous. On s’est aussi inspiré d’artistes comme Harold Cohen (pionnier de l’art généré par ordinateur), dont on a publié une partie du travail dans une rétrospective. On a abouti à un processus fidèle à une certaine tradition de collaboration interdisciplinaire entre artistes et scientifiques, et en cela je crois plus intéressant de ce qui serait arrivé si on avait juste adopté une approche “com” du projet.

Le programme E.A.T a été lancé en 1967 par les ingénieurs Billy Klüver et Fred Waldhauer et les artistes Robert Rauschenberg et Robert Whitman. 

Les chercheurs en IA donnent aux artistes de nouveaux outils pour repousser les limites de leur travail. Que peuvent apporter les artistes à la réflexion sur l’intelligence artificielle, notamment sur les questions éthiques, selon vous ?

Les artistes ont de tout temps été intéressés par la critique sociale, par la compréhension des normes et leur contournement. Mais au-delà de ça, la façon qu’ils ont de mêler intuitivement les approches est très importante. Pour être un chercheur en IA, il faut concentrer son travail et sa pensée dans un domaine très spécifique, quitte à ignorer facilement une grande partie de ce qu’il se passe dans le monde. Les artistes ont une conscience sociale, mais surtout une connaissance du monde fondamentalement différente et par certains aspects bien plus riche.

Quand vous concevez une technologie qui a un impact civilisationnel, il faut travailler avec des équipes capables de s’ouvrir à de larges champs de connaissance. L’un des problèmes actuels est que les entreprises technologiques se développent dans une niche culturelle très spécifique mais prétendent répondre à travers leurs produits aux besoins du monde entier. Ce qui n’est pourtant pas possible à atteindre sans un engagement très fort pour engager une réflexion à travers les disciplines et les cultures. S’il existe des personnes pour opérer ce rapprochement, je crois qu’elles viendront des sciences humaines et des arts. 

Que répondez-vous à ceux qui ne croient pas en une association fructueuse de l’intelligence artificielle et de l’art, ou en la qualification d’ « art » quand la machine est impliquée ?

Cela dépend à qui je m’adresse. Je dirais aux sceptiques que chaque nouvelle technologie a toujours été utilisée par les artistes d’une façon ou d’une autre, et qu’il est inévitable que les artistes s’approprient celle-ci. Sachant que ce qui m’intéresse, c’est de donner aux artistes la possibilité de le faire avant que cela devienne un produit de consommation, pour que le processus ait lieu à un niveau de recherche plutôt qu’au niveau du consommateur. S’approprier une photocopieuse pour créer de l’art, c’est intéressant, mais c’est déjà un outil utilisé par le grand public.

« Pour le meilleur ou pour le pire, le pouvoir est donné à la production technologique »

A quelqu’un qui est davantage dans le domaine des arts, je dirai qu’il y a l’ouverture de potentiels mécénats. Quand vous regardez l’histoire de l’art, entre l’art qui était commandé par l’Eglise, celui qui était commandé par la royauté, et celui que commandaient les galeries, vous voyez émerger les priorités des différentes époques. Or on entre dans une époque où, pour le meilleur ou pour le pire, le pouvoir est donné à la production technologique. Penser le mécénat de ces nouvelles technologies pendant qu’il émerge est aussi une de mes priorités, pour trouver des opportunités de préserver au mieux les connaissances artistiques que l’on acquiert dans ce domaine.

Quel est l’intérêt de Google, très impliqué sur la question de l’art et de l’IA depuis plusieurs années, notamment en France avec le Lab créé à Paris pour développer les liens entre technologie et culture. Qualifiez-vous cet engagement de soft power ? 

Je crois qu’il faut reconnaître que la production de soft power est un facteur, et se demander dans un second temps quelle production artistique cette démarche peut permettre. Au lieu de s’en cacher, reconnaissons que le soft power existe depuis des millénaires. Différentes organisations s’en servent. J’adore l’art sacré, qui a été produit par l’Eglise pour des raisons bien précises, mais possède aussi une beauté et un pouvoir incroyables. Est-ce pire qu’un contexte artistique indépendant ? Le vrai problème, c’est quand la production de soft power limite ce qui est possible de faire. En se concentrant sur la recherche et en travaillant à petite échelle, on peut, je crois, éviter cet écueil. Alors que quand on s’élève à des plus hauts niveaux de visibilité, il y a le risque que trop de cuisiniers gâtent la sauce.

Les artistes doivent donc se résoudre à accepter que l’Eglise ait été remplacée par les géants de la tech ?

C’est pour cette même raison que je trouve les débats qui occupent la Silicon Valley autour de la Singularité si intéressants. Il y a une forme de réémergence de la cosmologie, une forme de technocratie qui a un point de vue technologique sur le cosmologique. C’est assez ridicule, mais c’est intéressant.

Qu’est-ce qui est ridicule ? Que certains croient en la Singularité ?

Non, ce qui est ridicule, c’est que les technologies et les sciences matérialistes des 100 dernières années aient éliminé toute irrationalité et immatérialité de leur pensée pour essayer aujourd‘hui de les réimporter. On les a supprimé de notre monde, mais on essaie aujourd’hui de trouver à travers le transhumanisme la porte de sortie d’une prison que nous nous sommes nous-mêmes construit. C’est drôle.

Avec des algorithmes capables de mouliner des millions de data pour mieux connaître nos goûts ou les progrès des neurosciences qui permettent de mieux comprendre quelle partie du cerveau est activée et peut réagir à tel son ou telle image, est-ce qu’on ne risque pas d’aller vers une rationnalisation et une standardisation de la production artistique ? L’IA peut prédire ce qui va être un tube, par exemple.

L’ouverture de ces possibilités nous donne d’autant plus de responsabilités. La logique est un peu la même que sur le sujet des dangers qui accompagnent l’utilisation des réseaux sociaux, et celui du « dark UX » (les pratiques de design d’interfaces considérées comme non éthiques car destinées à provoquer des achats, inscriptions et autres clics, ndlr), il n’y a pas réellement d’instance supérieure pour réguler, donc le pouvoir est placé entre nos mains. Il faut composer avec l’idéologie de la Côte Ouest. Venant de la région de la Baie, j’ai l’impression de bien la comprendre. Il y a tout un récit autour de l’utopie technologique que vous pouvez mettre à profit.

« Le « Don’t be evil » de Google sonne très bien mais personne ne sait ce que ça veut dire »

L’idée que la technologie doit être bonne et aider les gens y est très forte, c’est une hypothèse fondatrice pour beaucoup d’entreprises technologiques. Le « Don’t be evil » de Google est un exemple parfait : le slogan sonne très bien, personne ne sait vraiment ce que ça veut dire, mais c’est là. Ce germe de pensée utopiste est lié à beaucoup de choses, à l’hédonisme, aux idées libertariennes. Avec tout cela, avec une approche rigoureuse et avec les experts de chaque domaine, il faut déconstruire les idées que nous avons sur ceux qui utilisent nos technologies. 

 

A lire : le blog Medium du programme AMI 

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