Édito

Le looping ou la chute ?

Alexandre Lacroix publié le 3 min
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À Florence, sur l’autre rive du fleuve, Oltrarno comme disent les Italiens, il est une voie assez étroite, la via dell’Erta Canina, dont on pourrait traduire le nom ainsi : « rue de la Montée-aux-Chiens ». Encaissée, sans croisement, elle conduit à un parc assez sombre où l’on trouve quelques jeux d’enfants, mais aucun enfant, le parco della Carraia. À mi-hauteur de la rue, sur un poteau de pierre, est apposée une plaque de marbre blanc veiné de gris, sans date ni indication, qui n’est d’ailleurs pas signalée dans les guides. Une courte fable inspirée d’Ésope y est gravée, offerte au promeneur. Plutôt qu’édifiante, cette fable a une sorte de lucidité féroce, que renforce sa brièveté. La voici :

L’Aigle et la Tortue

Une tortue priait un aigle de lui apprendre à voler. Plus celui-ci essayait de lui démontrer que c’était là une chose étrangère à sa nature, plus l’autre insistait. Alors, l’aigle l’agrippa avec ses serres, la souleva dans les airs et la laissa tomber.

Quand j’ai lu ces lignes pour la première fois, je suis resté pétrifié. J’hésitais entre deux interprétations possibles de cette histoire. Il est d’abord tentant d’y lire un éloge du conservatisme, d’une conception de la société hiérarchisée et immobile, et c’est peut-être bien là le sens que la mésaventure de la tortue avait pour les lecteurs de l’époque féodale : chacun doit rester à sa place, sous peine d’être châtié. Si c’est le con­tenu pédagogique de la fable, il est assez méprisable, en tout cas à l’exact opposé du mythe américain (et protestant) du self-made man : que les choses soient claires, vous n’échapperez pas à vos origines, la société est une mécanique dont les rouages broient les rêves et où seuls les aigles de naissance jouissent de la vue d’en haut. Soit, mais une autre interprétation est tentante également, et cette fois il s’agit moins de maintenir l’ordre, de défendre et de reconduire les rapports de domination existants que de rappeler une réalité qui va à l’encontre de notre désir : dans les faits, la dialectique ne fonctionne pas toujours. 

La vision dialectique de l’existence repose sur cet axiome : plus la faille est profonde, plus la réconciliation sera forte. À ce compte-là, l’expérience de la maladie, du désespoir, de l’abîme représenterait une traversée, qui permettrait d’atteindre aux stades les plus avancés de la santé, de la joie ou de l’accomplissement de soi. Nous sommes, pour la plupart, des romantiques dialectiques, et c’est en quoi aussi nous sommes modernes : nous comptons sur nos défaillances, sur nos échecs, sur les coups durs que nous réserve le sort pour agrandir notre sensibilité et notre conscience, pour nous faire accéder à une condition humaine élargie. L’adulte ne serait supérieur à l’enfant que parce qu’il a davantage raté, souffert, intégré la pensée des limites et découvert au-delà d’elle une autre forme d’illimitation. La dialectique n’a pas peur du vide, elle sait faire des loopings. Seulement, la fable de L’Aigle et la Tortue nous rappelle que ça ne marche pas à tous les coups. Parfois, on ne dialectise pas. La tortue tombe : au point d’impact, elle meurt. Nous-mêmes sommes en chute libre, non dans l’espace, mais dans la succession comptée de nos jours. Quelquefois les choses se brisent, se terminent mal ou finissent tout court, et il n’est pas question de recoller ni d’arranger, encore moins de naître une seconde fois. Telle est la morale amère de la Montée-aux-Chiens. S’étonnera-t-on que, dans cette rue, il n’y ait pour ainsi dire jamais personne ? 

 

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