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Facebook, profils d'outre-tombe

Peut-on faire son deuil à l'heure des réseaux sociaux ?

Le réseau social est peuplé de plus en plus de morts. Pour ceux qui restent, lorsque le profil n’est pas supprimé, c’est un mélange de sentiments, qui parfois va jusqu'à altérer le travail de deuil.

Une notification sur votre téléphone, un matin au réveil, sonne comme un retour en arrière. Les yeux à demi ouverts, votre portable vibre et Facebook vous informe que c’est l’anniversaire d’un ami proche. Sauf que cet ami est mort. Le réseau social, prévu pour les vivants, vous propose de vous rendre sur son profil pour le célébrer. Ce que vous faites, instinctivement. Et à chaque fois, c’est une petite rechute. Vous passez une demi-heure à faire glisser mécaniquement votre pouce de gauche à droite pour faire défiler les photos. Comme autant de souvenirs du temps ancien où vous viviez avec plus de légèreté.

Si vous n’avez pas encore connu ce moment, n’ayez crainte, c’est pour bientôt. Dans quelques années, le réseau social sera peuplé de plus en plus de morts. Selon une étude de Entrustet, trois personnes inscrites sur Facebook meurent chaque minute dans le monde. Il faut se faire une raison, 544 000 personnes sont mortes en 2014 en France, et Facebook y compte 26 millions de profils. Le calcul est vite fait : on peut imaginer que près de 24 personnes inscrites sur le réseau meurent chaque heure dans le pays.

C’est souvent le soir quand je suis seule, je vais regarder une photo et tomber en larmes.

Le réseau qui rend immortel

Souvent, lorsqu’une personne inscrite sur le réseau décède, les proches maintiennent le profil du défunt pour lui rendre hommage. Ils y postent photos, messages et chansons, même plusieurs années après la mort. Facebook induit pour ceux qui restent un sentiment de culpabilité et une pulsion difficile à freiner : «Je sais que ça me fait du mal, mais je le fais quand même.» Amel a perdu l’un de ses plus proches amis il y a cinq ans. Si voir des photos de lui sur le réseau la rassure la plupart du temps, elle reconnaît qu’il peut aussi y avoir un effet pervers : «C’est un peu masochiste oui, on revoit les photos anciennes, on devient nostalgique. C’est souvent le soir quand je suis seule, je vais regarder une photo et tomber en larmes.» 3 questions à Vanessa Lalo, psychologue spécialisée sur le numérique

Parfois, supprimer le compte, c’est aussi voir mourir la personne une deuxième fois. Pour Vanessa Lalo, psychologue spécialisée dans le numérique, ce comportement est normal et lié à l’image que l’on se fait d’Internet : «Le Web représente en quelque sorte une allégorie de l’au-delà, on ne peut pas le toucher, ni le matérialiser. C’est un espace illimité, qui rend immortel : nous y survivrons tous après notre mort. Il y aura des traces.»

La particularité du réseau social, c’est bien qu’il donne l’impression que la personne vit toujours, et c’est pour cette raison que demeure l’envie de lui parler. Les vieilles images et statuts restent, comme une maison que l’on n’aurait pas pris le temps de vider avant de déménager.

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Les proches entretiennent donc logiquement l’interaction avec le défunt. Camille, qui a perdu sa sœur il y a cinq ans, a préféré supprimer son profil pour cette raison : «Le problème c’est que si tu laisses le compte actif, ça donne l’impression que la personne est encore en vie, mais ce n’est pas la réalité, ce n’est plus elle qui gère son compte. Facebook est différent de la réalité et on l’oublie.»

Selon Vanessa Lalo, le rapport que l’on entretient à ces morts d’Internet n’est pas si nouveau, bien qu’il s’avère ambigu : «C’est assez similaire à la façon dont on pouvait vivre un décès avant. On n’a pas tous un autel funéraire pour se recueillir, le fait d’avoir un lieu numérique peut servir à ça.» Les plus jeunes aussi ont moins l’habitude de se rendre sur les tombes, alors Facebook peut servir de substitut. Stéphane, qui a perdu un proche il y a cinq ans, acquiesce : «Aller voir son profil, c’est comme lui faire un petit coucou. C’est un mausolée digital.»

Sauf qu’à l’inverse d’un autel ou d’une tombe, sur le réseau social, tout est visible. Lorsque l’on écrit un message en hommage à un ami décédé, souvent empreint de sentiments profonds, ce sont des centaines d’amis potentiels qui nous lisent. Parfois des inconnus. Ils lisent et voient ces confessions exposées publiquement et inscrites durablement sur Internet, avec le risque d’exposer encore davantage sa vie privée et intime. Si tu laisses le compte actif, ça donne l’impression que la personne est encore en vie, mais ce n’est pas la réalité.

Entretenir les morts sur la plateforme

Ces messages d’hommage publiés parfois sous le coup d’une pulsion, le réseau social ne cherche pas non plus à les freiner : plus les utilisateurs partagent du contenu, plus la plateforme est active. Peu importe si les messages sont morbides ou non, ils sont. Et c’est le principal. Sheryl Sandberg, la directrice des opérations de Facebook, a par exemple tenu à rendre plusieurs fois hommage sur son mur à Dave Godlberg, son mari décédé. Et en mai, le mois de sa mort, elle invite ses proches à partager leurs meilleurs souvenirs sur le mur de ce dernier. Comment ça se passe chez Twitter et Google ?

Les algorithmes ont leur part de responsabilité. Souvent controversés, ils nous montrent ce que l’on a envie, mais parfois aussi ce que l’on n’a pas envie de voir. Ils sont incapables de faire seuls la distinction entre un être vivant et un être disparu. Pour lui, il n’y a que des profils actifs et des profils inactifs. Et il n’aime pas beaucoup ces derniers parce que sur Facebook, il faut que tout le monde s’exprime, partage sa vie, accumule des données personnelles : c’est l’essence du réseau social. Alors, lorsqu’un utilisateur n’a pas publié depuis longtemps, il incite les autres à interagir avec lui, même lorsqu’il est décédé. Le comble, c’est aussi que les photos et messages partagés les jours qui ont suivi le décès sont souvent les plus «likés» et commentés d’un profil. Et c’est le genre de contenu que les algorithmes aiment bien faire ressurgir de temps à autres, via un message : «Ça fait quatre ans que vous avez publié ce message populaire, vous vous en souvenez ?»

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Des solutions peu satisfaisantes

Les responsables du réseau social ont mis du temps à prendre la pleine mesure de ce phénomène. En 2014, ils ont permis de faciliter les démarches pour accéder à la suppression du compte de la personne défunte si les proches le souhaitent. Ils ont aussi imaginé que les proches puissent transformer le profil en un compte de «commémoration», s’adaptant ainsi à la demande de nombreuses familles. «Les profils de commémoration n’apparaissant pas dans les espaces publics tels que les suggestions. Vous connaissez peut-être les rappels d’anniversaire ou les publicités», expliquent-ils. Et ajoutent : «Personne ne peut se connecter à un compte de commémoration.»

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Mais les équipes de Mark Zuckerberg ont aussi prévu que «selon les paramètres de confidentialité du compte, les amis puissent partager leurs souvenirs sur le journal de commémoration», entretenant ainsi l’ambiguïté autour de l’interaction avec le compte de la personne défunte. D’autant que, pour faire cette demande, il faut pouvoir justifier le décès via un certificat, alors que bon nombre d’utilisateurs ne s’inscrivent pas sous leur vrai nom sur le réseau social ou ont plusieurs comptes. Ce qui rend cette solution compliquée et inadaptée. Facebook propose aussi à chaque utilisateur de nommer un légataire de son compte, fonction méconnue car cachée dans différents sous-menus. En réalité, proposer à l’utilisateur de choisir ce qu’il adviendra de son compte en cas de décès devrait être rendu obligatoire, et ce dès l’inscription à la plateforme. Aller voir son profil, c’est comme lui faire un petit coucou. C’est un mausolée digital.

Aujourd’hui, la plupart des internautes ont fait de Facebook un haut lieu où se mélangent images, déclarations publiques et conversations privées. Sans se méfier, alors que ce que l’on donne à lire à Facebook est conservé. Depuis que le réseau de Mark Zuckerberg a introduit la fonctionnalité Messenger, qui permet de tchater avec ses amis, bon nombre de conversations sur Internet ont lieu via le réseau social. Vous rencontrez une personne qui vous plaît, vous l’ajoutez sur Facebook et commencez à dialoguer avec elle via Messenger. C’est simple et logique pour les moins de 30 ans. Imaginez maintenant que demain vous disparaissiez, que vos proches aient accès à votre compte et à toutes vos conversations privées depuis la création de celui-ci. Plutôt gênant, non ? C’est pourtant ce qui risque de se produire aujourd’hui, avec l’accumulation des données personnelles sur les différentes plateformes de communication. Si ces plateformes, comme Facebook, ne savent pas bien comment gérer le décès sur leurs réseaux, elles préfèrent donner la possibilité aux proches de prendre le contrôle des comptes.

Il paraît nécessaire de transmettre un testament numérique à ses proches, comme nous planifions déjà le don d’organes ou l’incinération. Vos traces, inscrites sur Internet, ne disparaîtront peut-être jamais si vous n’avez exprimé aucun souhait en ce sens. C’est ce qu’il restera de vous le plus longtemps après votre mort. Si rien n’a été communiqué quant à ces dernières volontés, ce sont les proches, souvent plus âgés et donc moins au fait des enjeux liés à cette identité numérique qui en auront la responsabilité et l’accès.

Nous vous invitons à faire savoir votre décision avec vos proches, sur les réseaux :

Texte : Gurvan Kristanadjaja
Illustration : Clémence Thune
Graphisme : Emilie Coquard
Développement : Paul Joannon