Durant la campagne, Emmanuel Macron s’était engagé à ne pas faire une loi après chaque attentat. Dans son livre Révolution, il se prononçait même pour une sortie de l’état d’urgence, estimant que « nous avons tout dans l’appareil législatif permettant de répondre, dans la durée, à la situation qui est la nôtre ».

Arrivé au pouvoir, il effectue donc un virage à 180°, proposant à la fois une sixième prolongation de l’état d’urgence – jusqu’au 1er novembre – et une nouvelle loi antiterroriste qui, selon le ministère de l’intérieur, permettra de sortir de ce régime d’exception sans « baisser la garde » : « Si le péril imminent prend un caractère durable, il devient nécessaire de doter l’État de nouveaux instruments permanents de prévention et de lutte contre le terrorisme », explique le ministère. Il s’agit ainsi de ne pas priver les forces de l’ordre de mesures dont elles disposent depuis le début de l’état d’urgence, le 13 novembre 2015.

Concrètement, les quatre mesures principales de ce projet de loi transposent dans le droit commun des dispositions de cet état d’exception : il donne aux forces de police le pouvoir de restreindre la liberté de certains citoyens sur la base de simples soupçons, quand le droit français conditionnait jusqu’alors le prononcé de telles sanctions à la commission d’un délit.

Le risque d’un « despotisme doux »

La première mouture du texte avait provoqué une levée de boucliers : neuf associations de juristes ou de défense des droits de l’homme avaient appelé au retrait d’un texte « dangereux », « fondé sur une logique de suspicion » et « lourdement attentatoire à nos libertés ». Le Conseil national des barreaux avait aussi dénoncé une loi risquant de « déséquilibrer la gouvernance démocratique du pays ».

Le projet avait ému jusqu’aux États-Unis : « De telles mesures (…) nuisent réellement aux droits des citoyens », estimait en juin un éditorial du New York Times, ajoutant que ce texte « pourrait préparer le terrain à de graves abus de pouvoir au-delà du mandat » d’Emmanuel Macron.

Le gouvernement avait revu en partie sa copie et introduit des garanties nouvelles sur les assignations à résidence et les perquisitions… Mais ces précautions n’ont pas suffi à rassurer : début juillet, ce n’étaient plus neuf mais douze organisations et des centaines d’universitaires qui appelaient à rejeter une loi entérinant « la dangereuse logique du soupçon ». Le 17 juillet, la juriste Mireille Delmas-Marty alertait dans Libération sur le risque d’un « despotisme doux » avec, à l’horizon, la disparition de la présomption d’innocence.

Une demande sécuritaire des Français

Des accusations graves… mais qui laissent les Français de marbre. Au fil des sondages, ils valident largement la politique sécuritaire conduite depuis deux ans et demi. À commencer par l’état d’urgence, pour lequel 86 % des personnes sondées réclament le maintien, voire le renforcement… et seulement 14 % la levée.

De même, 74 % d’entre eux se prononcent pour l’internement préventif des personnes fichées « S », alors même que rien – sur le plan pénal – n’est reproché à ces individus (1).

Comment expliquer cette demande sécuritaire ? D’abord par le stress, très particulier, généré par la succession d’attentats. « On fait face à une menace impossible à localiser : nous ignorons d’où viendra la prochaine attaque, quel sera le mode opératoire, tout dans notre environnement quotidien peut servir d’arme, analyse le magistrat Antoine Garapon. Notre confiance la plus élémentaire dans l’ordre des choses a fini par être sapée. »

Des juristes attachés au respect de l’état de droit

À l’entendre, face à une menace devenue permanente et protéiforme, les Français se seraient faits à l’idée d’une surveillance généralisée. Quitte à mettre à mal certains principes fondamentaux. « Que les professionnels du droit s’émeuvent de cette dérive n’a rien d’étonnant : veiller au respect de l’état de droit est dans leur ADN, explique Jérôme Fourquet, directeur du département opinion publique à l’Ifop. Mais il s’agit là d’une analyse très froide et intellectuelle : le reste de la population ressent les choses de manière plus viscérale. »

Aux juristes les grands principes, aux Français le règne des émotions ? Ce n’est pas si simple. Devant une menace exceptionnelle, bien des citoyens approuvent sur le fond le renforcement de l’arsenal antiterroriste.

Craignant d’être accusées de ne pas avoir tout fait pour prévenir la menace, les autorités ont aussi leur part de responsabilité. « Chaque attentat est suivi d’une nouvelle loi, ce qui enclenche un cycle infernal qui habitue progressivement le citoyen à la résignation et le persuade qu’il n’y a rien d’autre à faire que d’aller toujours plus loin, juge ainsi l’avocat et professeur à l’université de Lille, Bertrand Warusfel. Cela fait comme une drogue à laquelle on s’habitue au fur et à mesure que l’on augmente les doses. »

« Les Français sont plus attachés à l’égalité qu’à la liberté. »

Si la pérennisation de l’état d’urgence ne suscite pas d’indignation dans la population, c’est aussi qu’elle n’en voit aucune traduction concrète dans sa vie quotidienne. « Nous ne sommes pas dans la situation de la Turquie où, au lendemain du putsch de l’été dernier, le pouvoir s’est livré à des dizaines de milliers d’arrestations arbitraires, explique encore Jérôme Fourquet. Nos concitoyens continuent d’aller et venir librement. Et s’ils s’en empêchent, en fréquentant moins les lieux de rassemblement ou de divertissement, c’est par crainte des terroristes et non par entrave des autorités. »

Les personnes assignées à résidence, contraintes souvent d’abandonner leur emploi, ne voient sans doute pas les choses ainsi… « Mais les Français ne s’identifient aucunement à eux », tranche le magistrat Antoine Garapon. L’avocat Bertrand Warusfel estime, lui, qu’« il est difficile de faire comprendre qu’en restreignant les garanties apportées à un potentiel délinquant, on risque aussi de porter atteinte aux libertés des honnêtes citoyens. »

Durant ces derniers mois d’état d’urgence, même les assignations de militants écologistes ou d’opposants à la loi travail, sans lien avec la menace terroriste, avaient peu ému. « Les Français ont un rapport assez abstrait avec les libertés publiques, avance Bertrand Warusfel. D’un côté, ils sont fiers de revendiquer les droits de l’homme, mais de l’autre, ils sont très habitués – de par notre histoire politique – à connaître un État fort qui empiète sur les libertés individuelles. Comme l’a admirablement analyséTocqueville, les Français sont plus attachés à l’égalité qu’à la liberté. »

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Les principales mesures du projet de loi

Des « périmètres de protection » seront instaurés par les préfets dans des lieux « soumis à un risque » terroriste. « Filtrages » à l’entrée puis fouilles et palpations seront autorisés.

La fermeture administrative d’un lieu de culte sera décidée par les préfets, pour six mois maximum, pour des « propos » ou « activités » provoquant à la « violence » ou au terrorisme.

Des assignations dans la commune seront ordonnées par les préfets quand le comportement d’une personne semble « constituer une menace d’une particulière gravité pour la sécurité ». Un placement sous bracelet électronique sera aussi possible. La mesure est de trois mois renouvelable.

Des perquisitions administratives pourront être décidées par les préfets, après autorisation préalable du juge des libertés et de la détention.

En commission, le Sénat a limité à quatre ans l’application des assignations et des perquisitions, « particulièrement dérogatoires au droit commun ». À l’Assemblée, le texte pourrait revenir à ses dispositions initiales.

1. Réalisé par l’Ifop auprès de 1 003 personnes du 15 au 17 juin 2016