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Reed Brody, le « chasseur de dictateurs » qui a conduit Hissène Habré devant ses juges

Né à New York d’un père rescapé des camps nazis, l’avocat employé par Human Rights Watch a travaillé seize ans sur le cas de l’ancien dictateur tchadien.

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Publié le 17 juillet 2015 à 16h43, modifié le 20 juillet 2015 à 12h50

Temps de Lecture 9 min.

Reed Brody, à Paris, avril 2015.

Choqué par la brutalité de la scène, Reed Brody s’interpose. Ce 23 juin, à l’hôtel Chez Wou de N’Djamena, la capitale du Tchad, le journaliste Laurent Correau a essuyé une violente gifle. Le coup a été asséné par l’un des deux policiers tchadiens qui viennent se saisir de l’envoyé spécial de RFI pour l’expulser du pays. Reed Brody tente de photographier les macarons des deux agents mais prend à son tour une gifle cinglante.

L’avocat américain, 100 kg pour 1m82, encaisse sans broncher. En vérité, ce soufflet, qui marque son vingt-sixième séjour au Tchad depuis l’an 2000, paraît dérisoire. Savent-ils seulement, ces deux policiers, qu’ils ont frappé l’homme qui a conduit leur ancien dictateur devant la justice, au prix de seize ans d’efforts et d’obstacles franchis bien plus considérables que leur irruption, ce mardi soir au restaurant de l’hôtel Chez Wou ?

Lire sur RFI. fr : Hissène Habré, de Sciences-Po au cachot en passant par « La Piscine »

Au premier abord, on prend volontiers cet avocat affable de 62 ans pour un intellectuel naïf, presque débonnaire. Mais derrière sa voix douce et son visage souvent mal rasé, il y a une détermination tranchante, une rigueur sans faille qui a fini par infléchir le cours de l’histoire et lui vaut une réputation de « chasseur de dictateur ».

Le Tchadien Hissène Habré est l’un de ses trophées. Lui qui se croyait en sécurité au Sénégal, où il est réfugié depuis 1990, va devoir répondre dès le 20 juillet 2015 à Dakar des crimes dont il est accusé. On dit qu’il a surnommé Brody « le grand manitou blanc », peut-être impressionné par la traque inflexible, pugnace, à laquelle s’est livré contre lui, depuis seize ans, le principal conseiller de l’ONG américaine Human Rights Watch.

« Avocat des minorités »

« Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de mettre tel ou tel en prison. Pas plus Habré qu’un autre, lâche l’intéressé. Je suis d’abord là pour écouter et soutenir les victimes qui se battent pour obtenir justice et retrouver et leur dignité ». À New York, une grande carte orne le mur de son modeste bureau surchargé de documents. D’un geste assuré, l’avocat présente ses cibles : Mengistu (Éthiopie), Rios Montt (Guatemala), Ali Abdulah Saleh (Yémen), Raoul Cédras (Haïti), Ben Ali (Tunisie), Hissène Habré… Les photos sont épinglées sur le planisphère. Tous d’anciens dirigeants, réputés pour la violence des coups portés à leur peuple, qui jouissent d’exils dorés, en toute impunité.

Le cas Habré n’est ainsi que le dernier chapitre d’une quête que Reed Brody nourrit dès sa jeunesse. Fils d’un émigré juif hongrois débarqué à New York en 1949, l’enfant naît quatre ans plus tard dans un arrondissement multiracial de Brooklyn où il côtoie très tôt les minorités pauvres, noires et hispaniques. Il s’imprègne du passé de son père, rescapé d’un camp nazi de travail forcé, alors que sa mère, professeur d’art, lui transmet le goût de ses engagements. Militante pacifiste, elle couvre de cartes et de plans les murs de la chambre de son fils unique. « Voilà sans doute la raison pour laquelle j’ai très tôt aimé voyager dans ma tête », s’amuse l’avocat.

Au début des années 1970, l’adolescent entre à l’université. Il y milite contre la guerre du Vietnam, croise la route de John Kerry, l’actuel secrétaire d’Etat, puis rejoint l’illustre faculté de droit de Columbia. « La plupart des étudiants de ma promotion ont fini dans les cabinets d’affaires de Wall Street ». À 23 ans, Reed Brody, lui, rêve de devenir « avocat des minorités ». Avec en poche le livre d’Eduardo Galeano - Les veines ouvertes de l’Amérique latine -, qui vient de sortir, il prend la route de la Colombie au Chili, découvrant les inégalités Nord-Sud et le sort réservé aux mineurs boliviens de Potosi.

C’est bien dans la région que va s’élancer sa carrière, après un intermède de quatre ans comme substitut du procureur de New York en charge des fraudes aux consommateurs. « J’avais le sentiment d’être le porte-parole des plus humbles, avec pour arme la force du droit brandi par l’État », dit-il.

Les choses sérieuses commencent au Nicaragua, en 1984. Les Contras mènent la guerre contre le pouvoir populaire des Sandinistes. À la Maison Blanche, le président Ronald Reagan soutient ces bataillons paramilitaires. Reed Brody enquête sur le terrain pendant quatre mois. Il passe d’un village à l’autre, aidé par des missionnaires catholiques, croise le regard apeuré de femmes violées, prend des notes, inscrit des dates et recueille 260 témoignages oculaires. « Tous m’ont fait jurer de ne pas les oublier », se souvient l’avocat. Promesse tenue. De retour à New York, il rédige un rapport qui dévoile les atrocités commises au Nicaragua. Publiées en mars 1985 à la Une du New York Times, les révélations du substitut de 31 ans font l’effet d’une bombe au Congrès américain.

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L’épisode conforte ce nouveau militant de la lutte des peuples en souffrance dans son envie de faire respecter le droit des victimes à la justice. Trois ans plus tard, Reed Brody codirige la Commission internationale de juristes (CIJ) basée à Genève. Son travail ? « Défendre les juges et les avocats dans l’exercice de leurs métiers, partout dans le monde ». Pendant cinq ans, l’avocat sillonne la planète avant d’être envoyé par les Nations unies au Salvador (1994) et en République démocratique du Congo (en 1995 et 1997). « J’étais convaincu que l’indépendance de la justice est essentielle au respect des droits de l’homme ».

En 1998, il rejoint Human Rights Watch (HRW), prestigieuse ONG fondée dix ans plus tôt. Avec d’emblée deux missions capitales. En juillet de cette année-là, il participe à la Conférence de Rome qui valide les statuts de la Cour pénale internationale (CPI). Premier tribunal permanent depuis les procès de Nuremberg (1945), elle sera opérationnelle quatre ans plus tard. Et en octobre, Augusto Pinochet est arrêté à Londres. Accusé de « génocide et de tortures » par le juge espagnol Baltasar Garzon, l’ex-dictateur chilien (1974-1990) exige sa libération. En faisant reconnaître HRW comme partie au litige, Reed Brody assiste aux débats de la Chambre. La nuit, il épluche les dossiers et transmet son rapport aux juges britanniques. Le 25 novembre, nouveau coup de tonnerre : la Chambre des Lords lève l’immunité de Pinochet !

« Cette décision a créé une formidable effervescence, raconte l’avocat. Jusqu’ici, nous avions l’habitude de gagner moralement, mais de perdre devant les tribunaux. Là, le monde entier a compris qu’avec une plainte solide et des conditions politiques favorables, un tortionnaire pouvait être arrêté et jugé, où qu’il soit ».

La grande traque des tortionnaires impunis est lancée. En 1999, Mengistu, l’ancien dictateur éthiopien (1977-1991), s’aventure en Afrique du Sud. Branle-bas de combat. Une plainte argumentée est déposée par HRW, mais le gouvernement sud-africain fait la sourde oreille et l’oiseau s’envole. Scénario identique avec Al Douri, l’ancien bras droit de Saddam Hussein, en visite à Vienne. Là encore, l’Etat autrichien laisse filer le tortionnaire. Echecs cuisants ? Reed Brody ne cache pas que ces épisodes l’ont « déçu et ébranlé ». Mais l’adversité semble vite galvaniser son combat.

« Victimes organisées »

« Je décide alors de travailler sur le cas d’Hissène Habré, dit-il, conscient que, cette fois, il peut gagner. D’emblée, j’ai senti les éléments favorables du dossier : des victimes organisées ; un rapport conséquent qui donnait le chiffre effarant de 40 000 victimes ; enfin, l’exil du dictateur au Sénégal, le premier pays du monde à avoir ratifié la CPI… ». Fin 1999, Reed Brody aide les victimes tchadiennes à porter plainte au Sénégal. En février de l’année suivante, Hissène Habré est arrêté. Première victoire, de courte durée. Le dictateur est aussitôt relâché grâce au nouveau président sénégalais, Abdoulaye Wade, qui ne veut pas entendre parler d’un procès.

« Le monde entier a compris qu’avec une plainte solide et des conditions politiques favorables, un tortionnaire peut être jugé, où qu’il soit. »

Reed Brody ne désarme pas. En 2001, lors d’un déplacement à N’Djamena, il se faufile dans une bâtisse abandonnée tout près de la « Piscine », la sinistre prison de la capitale, et découvre… les archives de la DDS, la police secrète d’Hissène Habré. « Là, à portée de main, des dizaines de milliers de documents jonchaient le sol, se souvient-il. Des comptes rendus détaillés, des fiches avec des noms et des photos. L’histoire détaillée des faits et gestes de la sinistre DDS ! » Pourtant, ces preuves accablantes ne suffiront pas. Reed Brody et les victimes tchadiennes devront encore attendre 14 ans pour obtenir le procès d’Hissène Habré.

« C’est la décision politique qui bride la justice internationale, assène l’avocat, irrité. Imaginez que même la CPI ne peut agir sur les Etats non-membres qu’avec une décision du Conseil de sécurité de l’ONU ! Les veto sont nombreux ». On pense bien sûr aux Etats-Unis, à la Chine et à la Russie, non-signataires des statuts de la CPI mais bien présents au Nations unies. Avec les veto que l’on connaît, sur la Syrie, Israël ou eux-mêmes… Reed Brody en a fait les frais, lui qui publie en 2011 un livre - Faut-il juger George Bush ? - dans lequel il établit les tortures perpétrées dans les prisons américaines d’Abou Ghraib (Irak) et Guantanamo (Cuba). Et invite les tribunaux du monde entier à lancer des procédures contre le président Bush. En vain.

Mais le temps semble bien jouer en faveur de ce personnage dont le charisme évoque pêle-mêle la rigueur de Thomas More, la hargne de Victor Hugo et la ténacité d’un Serge Klarsfeld.

Au Tchad, la persévérance des victimes a été décisive, organisées dès 1991 par Souleymane Guengueng, emprisonné dans les années 1980. « Le courage des victimes est essentiel, confiait-il à N’Djamena fin 2013. Mais sans Reed Brody, rien n’aurait avancé. Je lui avais fait jurer d’aller jusqu’au bout et il ne nous a jamais lâchés ! »

« Vetos nombreux »

Reed Brody aide les victimes tchadiennes à porter plainte et assure le battage médiatique autour de l’affaire. En 2000, Hissène Habré est arrêté, puis aussitôt relâché grâce au nouveau président sénégalais, Abdoulaye Wade, qui bloque tout procès. Reed Brody ne désarme pas. Un an plus tard, lors d’un déplacement à N’Djamena, il pénètre, avec l’autorisation des autorités, dans le bâtiment abandonné de la direction de la documentation et de la sécurité (DDS).

Il y découvre les archives de la police politique d’Hissène Habré. « Là, à portée de main, des dizaines de milliers de documents jonchaient le sol, se souvient-il. Des comptes rendus, des fiches avec des noms et des photos. L’histoire détaillée des faits et gestes de la sinistre DDS ! » Il faudra pourtant attendre encore quatorze ans pour juger le despote.

En 2011, il invite en vain « les tribunaux du monde entier à lancer des procédures contre le président Bush ».

Reed Brody le sait, lui qui a publié en 2011 un livre – Faut-il juger George Bush ? – dans lequel il recense les tortures perpétrées dans les prisons américaines d’Abou Ghraïb (Irak) et Guantanamo (Cuba). Il invite en vain « les tribunaux du monde entier à lancer des procédures contre le président Bush ».

« Si les peuples s’approprient le droit à la justice, alors tout devient possible », plaide-t-il. « Quand je pense à la longue lutte des victimes au Tchad, un proverbe créole me revient, commente Reed Brody, songeur. “Celui qui porte le coup l’oublie, mais pas celui qui porte la cicatrice”. »

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