« Avec l’eye-tracking, on communiquera de manière réaliste dans des réalités virtuelles »

L’eye-tracking, technologie du suivi du regard qui séduit de plus en plus les géants de l’industrie, est-elle l’avenir de la réalité virtuelle ?
« Avec l'eye-tracking, on communiquera de manière réaliste dans des réalités virtuelles »

L’eye-tracking, ou oculométrie en bon français, est-elle la technique qui permettra à la réalité virtuelle de s’imposer auprès du grand public ? Les géants mondiaux des technologies de l’information comme Google ou Microsoft n’hésitent plus à racheter  des entreprises spécialisées dans ces techniques permettant l’enregistrement des mouvements oculaires. Récemment, une rumeur relayée par plusieurs médias affirme qu’Apple aurait racheté une entreprise allemande d’eye-tracking, SensoMotoric Instruments (SMI), qui développe des technologies liées à l’oculométrie depuis 1991. Nous avons échangé avec José Barreiros, ingénieur de formation et directeur commercial en France de l’entreprise, qui s’est refusé à tout commentaire au sujet d’un éventuel rachat, mais avec qui on a fait le point sur l’eye-tracking et ses applications à venir. 

Usbek & Rica : Pouvez-vous nous rappeler, de manière succincte, comment fonctionne l’oculométrie ?

José Barreiros : À l’origine, l’eye-tracking fonctionnait uniquement avec des électrodes. Aujourd’hui, il s’agit d’un ensemble de techniques qui permettent d’enregistrer les mouvements oculaires. Une caméra analyse la pupille de l’oeil, une illumination d’infrarouge LED éclaire la cornée, ce qui permet de repérer la position de l’oeil et ses mouvements.

José Barreiros
José Barreiros

Quelles sont les applications des technologies d’eye-tracking ?

Il y a énormément d’applications ! En psychologie ou en neuropsychologie par exemple, pour les personnes atteintes de schizophrénie ou de bipolarité, l’eye tracking peut servir à faire du diagnostic, de l’évaluation et de la réhabilitation. Des études montrent que les personnes atteintes de schizophrénie ont des comportement visuels très spécifiques. On peut donc détecter des pathologies mentales ou des troubles du comportement comme l’autisme en utilisant l’oculométrie. Pour cela, on peut utiliser soit des lunettes de réalité augmentée qui fonctionnent avec l’eye-tracking, soit des systèmes comme une caméra déportée sur un écran sur lequel on fait des stimulus. On peut aussi observer le comportement visuel en réalité virtuelle, donc en immersion complète.

« On observe le comportement visuel d’un karatéka de haut niveau, pour qu’un novice puisse le reproduire »

Les données recueillies peuvent notamment servir à la réhabilitation médicale. Une personne autiste peut bénéficier de cette technique : on peut les amener par exemple à entrer en interaction avec des personnes, ce qu’ils n’ont pas l’habitude de faire. Ça fonctionne également pour les personnes qui souffrent de Parkinson ou de dyslexie… En psychologie du sport, on peut compendre et mesurer les performances des athlètes de haut niveau et les utiliser pour entraîner les novices. Par exemple, on observe le comportement visuel d’un karatéka de haut niveau, pour qu’un novice puisse le reproduire.

Les Google Glass
Les Google Glass

Et dans le domaine des technologies de l’information, en quoi l’eye-tracking peut être utile ?

On peut faire ce qu’on appelle de « l’interaction naturelle ». Par exemple, quand on regarde un site Internet sur un écran, au lieu de scroller avec la souris, on peut scroller avec notre regard. En regardant vers le bas, la page va descendre toute seule. Ce système peut fonctionner sans lunettes de réalité augmentée si on utilise le système de la caméra à infrarouge dont je parlais précédemment, qui traque le regard.

 

Est-ce que ces applications sont grand public, ou restent-elles seulement applicables au sein du monde de l’entreprise ?

Depuis quelques années, ces applications ont commencé à être accessibles au grand public avec l’achat d’entreprises d’eye-tracking par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Ces entreprises achètent des technologies d’oculométrie pour intégrer des interactions naturelles. Google et Facebook en ont acheté, c’est officiel. 

Pourquoi est-ce que les grandes entreprises s’y intéressent en ce moment ?

Tous ces rachats sont assez récents car l’intérêt de l’industrie IT envers l’eye-tracking a commencé depuis à peine trois ou quatre ans. C’est notamment parce que l’usage de la réalité virtuelle s’est de plus en plus développé, et parce qu’on s’est rendus compte que le rendu fovéal pouvait être optimisé avec l’oculométrie. Le rendu fovéal, c’est une technique qui permet d’avoir une meilleure résolution de l’image en fonction de là où on regarde. C’est une technique très intéressante car elle permet de faire un rendu proche de la vision humaine.

Démonstration du rendu féoldal

Dans la réalité on voit mieux quelque chose lorsqu’on se concentre dessus  et l’on voit moins bien ce qui est autour de l’objet regardé, c’est bien ça ? 

C’est ça ! L’eye-tracking permet de comprendre là où un utilisateur de réalité virtuelle regarde, et donc d’optimiser la résolution de ce qu’il voit. Et conséquemment, on peut sauver des ressources en ne mettant de la Haute Définition (HD) que là où l’utilisateur en réalité virtuelle regarde. Si l’on devait mettre de l’HD partout, on gâcherait de l’énergie. En économisant ces ressources, on peut améliorer l’immersion là où on regarde. C’est cela qui a suscité l’intérêt de Google, Facebook, ou d’autres sociétés qui se sont mis à la réalité virtuelle.

SensoMotorics Instruments
SensoMotorics Instruments

Quelles évolutions peut-on envisager dans le secteur des jeux vidéo grâce à ces techniques ? 

Des chercheurs sont en train de développer des plateformes qui évaluent le comportement d’un joueur. Ils mesurent leur appréciation d’un jeu grâce à des capteurs qui interceptent des activations du cerveau. Avec des systèmes d’eye-tracker par exemple, on peut évaluer la charge cognitive en mesurant la pupille des yeux.

Celle-ci varie en fonction de la lumière, mais aussi de la charge cognitive : ennui, excitement, intérêt. Dans le gaming, mesurer la charge cognitive peut permettre à évaluer si un jeu est trop facile ou pas, et donc l’adapter au comportement du joueur. Ça voudrait dire qu’un jeu s’adapte au comportement de son joueur, directement. Un jeu plus plus personnalisé, plus individualisé. Mais ce développement est encore en phase de recherche.

« L’oculométrie rend l’interaction dans un jeu vidéo en réalité virtuelle encore plus naturelle »

En France, Ubisoft s’intéresse de près à la technologie de l’oculométrie. On peut aussi utiliser l’eye-tracking pour comprendre le comportement visuel des joueurs de jeu vidéo de très haut niveau : où leurs regards vont, où est-ce qu’ils s’arrêtent… Enfin, l’oculométrie peut permettre de rendre l’interaction dans un jeu vidéo en réalité virtuelle encore plus naturelle. Par exemple, lorsqu’un joueur va regarder un personnage du jeu, celui ci va se mettre à nous regarder aussi, comme dans la vraie vie. L’eye-tracking peut donc permettre à rendre l’immersion dans une réalité virtuelle plus vraie que vraie.

Extrait d'un épisode de la série Black Mirror
Extrait d’un épisode de la série Black Mirror

Quelles seraient les applications possible des technologies d’eye-tracking dans le futur ?

De mon point de vue, les gens ne vont plus interagir avec leur téléphone à l’avenir. Les grandes sociétés de téléphonie comme Apple ou Samsung par exemple, vont créér des lunettes connectés aux téléphones, qui évolueront dans une réalité augmentée. Pour interagir avec le téléphone, il faudra le faire à travers les lunettes, avec notre regard, et l’on ne sera pas obligé de sortir notre téléphone au milieu d’une conversation.

« À l’avenir, une grande partie de nos interactions se dérouleront dans une réalité virtuelle en temps réel »

Est-ce qu’on pourra peut-être également supprimer l’interface lunette et faire tout cela avec des lentilles connectés ?

Oui pourquoi pas. Certaines sociétés font déjà de la recherche sur les lentilles connectés. Après, il faut être capable d’intégrer des caméras dans les lentilles. Mais je pense surtout qu’à l’avenir, les casques de réalité virtuelle vont vraiment se démocratiser, et qu’on communiquera dans un univers virtuel. Aujourd’hui, on discute avec nos amis sur Messenger sur notre téléphone portable ou sur notre ordinateur. Ces devices interrompent parfois nos interactions sociales car on est obligé de les sortir et cela créé un écran entre nous et les personnes en face de nous.

« On fera des réunions avec des avatars qui tourneront la tête et regarderont là où notre regard se pose »

À l’avenir, une grande partie de nos interactions se dérouleront dans une réalité virtuelle en temps réel. On fera des réunions avec des avatars qui pourront tourner la tête et qui regarderont là où notre regard se pose. Ce sera beaucoup plus réaliste qu’une discussion sur Messenger où l’on ne sait pas trop ce que l’on pense. À mon avis, l’eye-tracking appliquée à la réalité virtuelle pourra permettre, dans un futur plus ou moins proche, de communiquer de manière plus réaliste dans un monde virtuel.

Illustration de Florian de Gesincourt pour «Ready Player One », le roman de science-fiction de l'américain Enerst Cline paru en 2013
Illustration de Florian de Gesincourt pour « Ready Player One », le roman de science-fiction de l’américain Enerst Cline paru en 2013. Crédits : ArtStation

Mais vous n’avez pas peur qu’on soit si immergé dans ce monde virtuel qu’on ne veuille plus du tout en sortir ?

Les technologies évoluent et on ne peut pas changer grand chose. La plupart des individus passent énormément de temps sur leurs téléphones. On est plus en interaction avec nos téléphones qu’avec l’humain en face de nous. Au moins, avec ce système de lunettes à réalité augmentée, ou de casque à réalité virtuelle, on ne sera plus avec un device entre nos mains, mais on regardera les gens dans une autre réalité. Finalement, on se sentira plus proche des gens via un avatar dans un monde virtuel, plutôt qu’à travers une discussion Facebook dans le monde réel.

 

Illustration à la Une : Crédits The Eye Tribe

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