Pourquoi Dublin fête James Joyce

Pourquoi Dublin fête James Joyce
Une statue de James Joyce (1882-1941), dans Dublin. (©KOWALSKI-SIPA)

Le 16 juin, c'est Bloomsday. L'occasion de se souvenir qu'en 1931, Gide avait opposé son veto à la publication d'"Ulysse" dans la Pléiade. L'affront ne fut lavé qu'en 1995. Bernard Géniès refit alors, pour "l'Obs", le pèlerinage joycien à Dublin.

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Joyce, le fantôme de Dublin

Elle l'avait aperçu dans Nassau Street, au coeur de Dublin, en face des grilles de Trinity College. Un grand jeune homme aux yeux bleus, coiffé d'une casquette de yachtman. Un marin suédois, avait-elle pensé. Il l'avait abordée et ils avaient eu une brève conversation. Pour se débarrasser de lui, elle avait accepté un rendez-vous, au coin de Merrion Square, à quelques pas de la maison natale du père d'Oscar Wilde. Mais le jour convenu, elle ne vint pas. Le jeune homme lui adressa un mot où il lui disait toute sa tristesse.

Et c'est ainsi que dans la soirée du 16 juin 1904, tout près de Ringsend Park, à une encablure du port de Dublin, Nora Barnacle et James Joyce se rencontrèrent de nouveau. Ils n'allaient plus jamais se quitter. «Tu as fait de moi un homme», avouera par la suite James Joyce à Nora. Elle, de son côté, confessera à l'une de ses amies: 

Vous ne pouvez pas imaginer ce que je ressentis à être projetée dans la vie de cet homme.»

Dix ans plus tard, alors qu'il séjourne à Rome en compagnie de Nora, James Joyce décide de réaliser un rêve qui le hante. «J'avais 12 ans lorsque nous nous occupions de la guerre de Troie à l'école, racontera-t-il. Seule "l'Odyssée" se fixa dans ma mémoire.» Et d'ajouter: 

Je trouve que le sujet de "l'Odyssée" est le plus humain de toutes les littératures du monde.»

Joyce connaît sur le bout des doigts l'épopée d'Homère. Veut-il s'en inspirer? Oui et non. Oui pour la trame et le découpage du récit. Non pour le reste. Parce qu'il entend évoquer d'abord l'histoire d'une cité. 

Je veux, écrit-il alors, donner une image de Dublin si complète que, si la ville disparaissait de la surface de la terre, elle pourrait être reconstruite brique par brique à partir de mon livre.»

Les fondations de la maison «Ulysse» sont posées. Joyce y ajoute une contrainte: l'action se déroulera en une seule journée. Laquelle? Le jeudi 16 juin 1904, pardi! Commence alors l'une des plus extraordinaires aventures de la littérature anglaise. Pour la réaliser, cet ancien élève des jésuites (sardonique, il aimait affirmer: «Les jésuites m'ont appris à lire et à écrire») va explorer tous les domaines possibles et imaginables: musique, littérature, chirurgie, chimie, peinture, physique, architecture, théologie...

Chacun des chapitres de cette épopée est également placé sous le signe d'une couleur (par exemple: l'or et le blanc pour Télémaque, le bleu pour Protée), d'un organe (le coeur pour Hadès, les poumons pour Eole), d'un symbole (l'Ulster et la femme pour Nestor, l'onanisme et l'hypocrisie pour Nausicaa). Tout cela noyé dans un maelström de sons, de langages, de styles. Les héros homériques apparaissent au coeur de cette gigantesque fresque sous les traits de Stephen Dedalus (pour Télémaque), Leopold Bloom (Ulysse), ou encore Molly Bloom (à la fois Calypso et Pénélope). A aucun moment ils ne quittent Dublin. La ville est leur mémoire, leur histoire et leur destin.

"L'oeuvre d'un adolescent boutonneux"

Après bien des déboires, «Ulysse» fut publié en anglais à Paris en février 1922. Parmi ses premiers lecteurs: Ernest Hemingway. Fidèle à lui-même, il déclare: «Joyce a fait un livre du tonnerre!» Virginia Woolf n'est pas de cet avis, qui évoque «l'oeuvre d'un adolescent boutonneux, [...] un livre titubant d'indécence». Yeats (il changera d'avis par la suite) parle quant à lui d'un «livre de fou».

La traduction française ne verra le jour que sept ans plus tard. Signée par Auguste Morel et Stuart Gilbert, elle sera revue par Valery Larbaud (qui a rencontré Joyce à Paris dès 1920) et l'auteur lui-même. Après l'avoir lue, André Gide fait la moue: «Un faux chef-d'oeuvre», affirme-t-il. Et lorsque, en 1931, Paulhan lui suggérera de publier «Ulysse» dans la collection de la Pléiade chez Gallimard, l'auteur des «Faux-Monnayeurs» opposera son veto.

Aujourd'hui, c'est une manière de revanche posthume que prend Joyce. Ce second volume dans la Pléiade des oeuvres de l'écrivain irlandais nous permet de découvrir, ou de redécouvrir, «Ulysse», ainsi qu'un choix de lettres (1). Jacques Aubert est le maître d'oeuvre de cette édition. De très légères modifications ont été apportées à la traduction d'origine. Mais l'événement, c'est l'apparat critique (notes et notices, textes de présentation, plans de Dublin, chronologie) qui accompagne ce volume. Pour la première fois, le lecteur français peut enfin avoir accès au «trésor» d'Ulysse, à ses arcanes, à ses secrets et à ses mystères.

Jusqu'ici, en France pour le moins, «Ulysse» a souvent donné lieu à des interprétations fantaisistes. Pour ne pas dire délirantes. On glosait, on glosait, finalement pour ne pas dire grand-chose et surtout en oubliant que Joyce, même s'il avait choisi le chemin de l'exil (le romancier fit un dernier séjour en Irlande au cours de l'année 1911), n'en demeurait pas moins un écrivain irlandais.

Depuis Trieste, Zurich ou Paris, Joyce ne cessait de bombarder ses correspondants irlandais de questions très précises concernant telle rue ou tel quartier de Dublin. Quoi qu'aient pu en penser ses détracteurs, «Ulysse» ne doit en effet rien au hasard: chacun de ses paragraphes, chacune de ses citations (qu'elles fassent allusion à Shakespeare, Blake, Dante ou bien à des héros républicains) obéit à une logique, à une cohérence parfaites. 

"Ecrivez ce qui est dans votre sang"

« Ecrivez ce qui est dans votre sang, et non ce qui est dans votre cerveau», déclara un jour Joyce à un Irlandais qui souhaitait devenir écrivain. Et lorsqu'on lui demandait pourquoi lui, l'exilé, continuait à mettre en scène sa ville natale, il répondait:

J'écris toujours sur Dublin parce que, si je peux atteindre le coeur de Dublin, j'atteindrai le coeur de toutes les villes du monde.»

Dublin ne l'a pas oublié. Et aujourd'hui la capitale de l'Irlande lui rend hommage à sa manière. On peut ainsi acheter des fleurs à l'enseigne de «Molly Blooms» (Dawson Street), prendre un thé dans le James JoyceRoom chez Bewleys (Grafton Street), admirer un buste de l'écrivain dans St. Stephen's Green.

Deux petits musées ont également ouvert leurs portes: le premier (inauguré en 1962 par Sylvia Beach, le premier éditeur d'«Ulysse») se trouve à Dun Laoghaire, à quelques kilomètres du centre de Dublin, dans la tour même où débute l'action d'«Ulysse». On peut y voir des manuscrits, divers objets ayant appartenu au romancier (son piano, sa guitare, une cravate).

Le second, le James Joyce Centre (au 35, North Great George's Street), vient tout juste de voir le jour: installé dans une maison géorgienne élégamment restaurée, il propose au visiteur de découvrir un ensemble de photographies représentant les véritables personnages dont Joyce s'est inspiré pour rédiger «Ulysse».

Plus insolites sont les quatorze plaques de bronze enchâssées dans les trottoirs de la ville. Elles représentent une silhouette de l'écrivain avec en regard des citations d'«Ulysse»: ainsi à l'angle de Nassau Street et de Grafton Street, devant le pub Davy Byrne's ou encore face au numéro 47 d'O'Connell Street. Autant de lieux clés qui jalonnent l'itinéraire du promeneur joycien...

James Joyce Tower (SIPA)
Dans la "James Joyce Tower", là où débute l'action d'"Ulysse". (©Alfred/SIPA)

"Très critique envers l'impérialisme anglais"

« C'est vrai, commente Declan Kiberg (2), professeur à UCD (University College Dublin), on peut avoir parfois l'impression de vivre au milieu d'un parc d'attractions consacré à James Joyce. Mais il faut savoir qu'ici, contrairement à d'autres pays européens, le fossé entre culture littéraire et culture populaire est quasi inexistant. Je me souviens ainsi que mon père, qui était pourtant issu d'un milieu extrêmement modeste, prenait plaisir à dévorer des pages et des pages d'"Ulysse". Il y retrouvait l'écho du Dublin de sa jeunesse.»

Pour Kiberg, il est cependant un autre aspect de Joyce qu'il convient de réhabiliter: 

On l'a longtemps considéré uniquement sous les traits d'un humaniste européen. C'est oublier qu'il a toujours été très critique envers l'impérialisme anglais. Si on lit certains textes qu'il a écrits à Trieste, on s'aperçoit qu'il réclame très clairement le départ des Anglais d'Irlande. Et s'il a autant écrit sur Dublin, c'est parce qu'il pensait que l'existence de cette ville était menacée par l'anglicisation.

Mais l'apport essentiel de Joyce, notamment dans "Ulysse", c'est qu'il a réussi à mêler le mythe et la réalité. Cette dualité, que l'on pourrait appeler le réalisme mythique, est tout à fait caractéristique de la modernité irlandaise. En ce sens Joyce est l'un de ceux qui ont impulsé une nouvelle conscience en Irlande.» 

La preuve ? Le dernier mot d'«Ulysse» (qui en compte 29899 dont 16432 ne sont cités qu'une seule fois) est «oui». Oui, parce que Joyce estimait que c'était «le mot le plus positif du langage humain». Ce même Joyce qui se réjouissait que son nom eût le même sens en allemand que celui d'un Viennois nommé Sigmund Freud.

Bernard Géniès

James Joyce. Oeuvres, volume 2,
publié sous la direction de Jacques Aubert,
«Bibliothèque de la Pléiade», 2000 p.

(1) Le volume 1 des oeuvres de Joyce regroupait entre autres les «Poésies», «Dublinois», «Stephen le héros», «les Exilés».

(2) Declan Kiberg est l'auteur de «Inventing Ireland, the Literature of Modern Nation», un pavé de 700 pages consacré à la littérature irlandaise, publié aux éditions Jonathan Cape.

Article paru dans "l'Obs" le 21 décembre 1995. 

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