Crise au Yémen : l'action humanitaire internationale à un tournant ?

01 juin 2015
Crise au Yémen : l'action humanitaire internationale à un tournant ?
Sanaa, Saawan district, Yemen, 03.04.2015 / CC BY-NC-ND/ICRC/T. Glass

 Article d'Yves Daccord, directeur général du CICR

Avant même que l'intensification du conflit au Yémen ces dernières semaines ne déclenche une nouvelle crise humanitaire de grande ampleur, le secteur humanitaire international était proche du point de rupture. Jamais par le passé les besoins humanitaires n'ont été aussi importants dans autant de crises simultanées à travers le monde. Et jamais le fossé n'a paru si grand entre ces besoins et la capacité des acteurs humanitaires internationaux d'y répondre.

Alors que l'on ne parvient toujours pas à trouver de solution au conflit en Syrie, la crise humanitaire qui frappe ce pays continue d'être la plus grave au monde, touchant plusieurs millions de personnes en Syrie et dans toute la région. Les ressources nécessaires, ne serait-ce que pour tenter de faire face à la crise, sont colossales : les 3,8 milliards de dollars US promis par les donateurs réunis au Koweït en mars représentent moins de la moitié des fonds que l'ONU demandait à elle seule pour cette année pour satisfaire les besoins toujours croissants. Par ailleurs, l'Afghanistan, le Soudan du Sud, la République centrafricaine, la Somalie et la République démocratique du Congo sont toujours embourbés dans des conflits armés qui se prolongent, causant des souffrances incommensurables à des populations entières. Dans l'est de l'Ukraine, la situation humanitaire demeure préoccupante. L'Irak et, de plus en plus, la Libye paient un lourd tribut humain à une violence qui n'en finit pas. La mort de plusieurs centaines de migrants engloutis par les flots alors qu'ils essayaient de gagner l'Europe depuis la Libye ces dernières semaines a tristement rappelé la situation désespérée de tant d'hommes, de femmes et d'enfants victimes de la crise.

Dans les pays fragiles qui travaillent encore à se remettre d'années de conflit armé – dans lesquels la gouvernance reste un défi et où l'économie est structurellement faible et les infrastructures peu développées –, les personnes pauvres et vulnérables se ressentent particulièrement des chocs violents, tels que les catastrophes naturelles. On le voit bien au Népal, où le double séisme survenu en avril-mai a engendré une crise humanitaire majeure, faisant reculer de plusieurs années le développement du pays depuis les conflits.

Réponse insuffisante

Pour couronner le tout, la situation humanitaire au Yémen après de nombreuses semaines de combats acharnés et de frappes aériennes massives est aujourd'hui catastrophique. Le nombre de morts augmente de jour en jour, de même que celui des blessés. Hôpitaux et dispensaires sont presque à court d'équipements et de fournitures médicales indispensables. D'autres biens essentiels ‒ eau, denrées alimentaires, carburant ‒ viennent aussi à manquer dangereusement dans maintes régions du pays. Les moyens de survie commencent à faire défaut à des personnes qui peinent déjà à faire face aux effets des troubles récurrents, de la sécheresse et de la paupérisation chronique.

Pourtant, jusqu'ici, la réponse humanitaire globale s'est avérée clairement insuffisante. L'insécurité et les combats permanents, ainsi que les obstacles administratifs, entravent l'acheminement des secours humanitaires dans le pays et, qui plus est, leur distribution aux personnes qui en ont le plus besoin. Il est hélas fréquent que les règles du droit international humanitaire soient bafouées, selon lesquelles les forces militaires et les groupes armés sont tenus de faciliter la fourniture de l'assistance humanitaire et de respecter la neutralité médicale, de sorte que tous ceux qui ont besoin de soins de santé puissent en bénéficier.

Un autre facteur vient compliquer la situation : il n'est pas toujours facile, du moins pour le public, de différencier les programmes politiques, militaires et humanitaires des principaux acteurs internationaux présents au Yémen. Les stratégies antiterroristes, les frappes aériennes et les embargos sur les armes imposés par l'ONU à des groupes d'opposition armés peuvent finir par faire obstacle à un accès humanitaire impartial aux personnes touchées par un conflit – de quelque côté qu'elles soient – non seulement pour les institutions de l'ONU et leurs partenaires opérationnels, mais aussi pour les autres acteurs humanitaires.

Délégation aux acteurs locaux

Cela dit, d'autres raisons, en grande partie endogènes, expliquent pourquoi très peu d'organisations humanitaires ont été capables d'intervenir efficacement au Yémen et d'atteindre les personnes ayant besoin d'aide. Les contraintes budgétaires sont peut-être un paramètre, mais certainement pas le seul. Un facteur essentiel est que les organismes humanitaires délèguent de plus en plus la mise en œuvre de leurs activités, et les risques associés, à des acteurs locaux, perdant ainsi le contrôle ‒ ou ne conservant qu'un contrôle limité ‒ sur les modalités et les lieux de distribution de l'aide, ainsi que toute proximité avec les personnes qu'ils s'efforcent de secourir. Le risque est de compromettre l'impartialité et la pertinence de l'action humanitaire, en particulier là où il n'y a pas de perspective crédible en ce qui concerne les besoins réels et la résilience des communautés touchées. Trop souvent, la rhétorique d'une action humanitaire fondée sur des principes ne se traduit pas en une réponse efficace sur le terrain.

Bien sûr, différents types d'interventions humanitaires peuvent convenir dans des contextes particuliers, en fonction de la nature de la crise. Par exemple, au Népal, après le tremblement de terre, l'action humanitaire internationale a été surtout menée de manière concertée, en appui aux capacités d'intervention nationales. Si le CICR fournit directement des secours d'urgence et œuvre au rétablissement des liens familiaux, il soutient pour l'essentiel l'action de la Société de la Croix-Rouge du Népal (elle-même auxiliaire des pouvoirs publics) et de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.

Toutefois, dans des situations de conflit complexes, où la liberté d'action est limitée et où les autorités ne souhaitent ou ne peuvent pas protéger ou aider les personnes en détresse, une action directe et strictement fondée sur des principes s'avère très précieuse. Pour le CICR, et d'autres organisations de la tradition humanitaire « dunantiste », comme Médecins Sans Frontières (MSF), cela implique une approche qui démontre de plusieurs manières la valeur et la pertinence pratique des Principes fondamentaux d'impartialité, de neutralité et d'indépendance. Cette approche doit être axée sur les besoins, être conduite en proximité physique étroite avec les bénéficiaires et impliquer l'engagement de toutes les parties prenantes, ce qui permet d'obtenir l'acceptation et le respect du plus grand nombre et, par là même, l'accès humanitaire le plus large possible aux personnes ayant besoin de protection et d'assistance.

Nécessité d'une action de proximité

Naturellement, avec la multiplication des acteurs civils et militaires qui participent aux opérations de secours humanitaire et qui ont chacun des missions et des méthodes de travail qui leur sont propres, cette approche n'est en aucune façon la seule, ni celle qui convient forcément à tout le monde. Elle n'échappe certainement pas aux risques en matière de sécurité ni aux contraintes concernant l'accès. Et elle se trouve confrontée à un nombre croissant de défis, posés par les États bénéficiaires et les donateurs non occidentaux, les groupes non étatiques émergents et, plus spécialement, les bénéficiaires de l'action humanitaire eux-mêmes.

Les personnes et les communautés touchées par les crises étant toujours mieux informées, davantage connectées et plus autonomes grâce à l'accès facile, en temps réel, aux technologies et à l'information, elles pourront choisir à partir de sources d'aide de plus en plus diverses, en imposant leurs propres modalités et conditions. En même temps, elles deviendront des cibles intéressantes pour de nouveaux acteurs qui offriront leurs services sur la base de modèles d'activité éprouvés et d'une analyse des risques et des avantages, du moins dans le cadre de crises « simples » où ces communautés seront faciles à atteindre.

Cela étant, dans une situation comme celle qui prévaut aujourd'hui au Yémen, particulièrement complexe et dangereuse, où l'accès est un défi majeur, il est clair que peu d'acteurs humanitaires internationaux peuvent ou souhaitent se rendre là où les besoins sont les plus grands. Et malgré les pressions énormes qui pèsent sur un paysage humanitaire en rapide évolution, cette situation est précisément de celles où il est plus crucial que jamais de mener une action de proximité pour soulager les souffrances des personnes les plus durement touchées, des deux côtés des lignes de front ; et où le facteur humain est l'aspect le plus essentiel de l'action humanitaire.

 La version anglaise publiée le 20 mai 2015 sur Alertnet - Thomson Reuters Foundation fait foi.