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Matrix - Pourquoi le revoir ? Les bonnes raisons d'Ariel Kyrou
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Matrix - Pourquoi le revoir ? Les bonnes raisons d'Ariel Kyrou

« La réalité, c’est ce qui subsiste quand on a cessé d’y croire ».

A l'occasion des 20 ans de la sortie du premier opus de Matrix au cinéma, découvrez pourquoi ce film reste incontournable dans le paysage de la science-fiction au travers d'un entretien avec Ariel Kyrou, journaliste, écrivain et animateur radio, spécialisé dans les nouvelles technologies, les musiques électroniques et bien sûr, la science-fiction.

Actusf : Est-ce qu'au moment de sa sortie, Matrix était novateur dans l'imagerie de la science-fiction au cinéma ?

"[...] Matrix, tout comme d’ailleurs à leur façon Dark City, The Truman Show et bien d’autres films de science-fiction des années 1990 et 2000 sont les enfants du premier film de l’univers cyberpunk : le fameux Blade Runner de Riddley Scott, sorti en 1982, d’après le roman Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1966) de Philip K. Dick."

Ariel Kyrou : Pas tant que ça selon moi. En 1999, le long métrage sort juste un an après deux films forts et assez marquants du genre : Dark City d’Alex Proyas et The Truman Show de Peter Weir. L’atmosphère mystérieuse et le style « tech noir » (ou « néo noir ») de Dark City est proche de celle du premier opus de Matrix, surtout jusqu’au moment de la révélation sur le caractère faussé et artificiel de la réalité vécue par Néo. Le rapport avec The Truman Show est moins dans l’ambiance que dans le scénario d’un univers entièrement factice, fabriqué pour un show télévisé dont Jim Carrey est le héros sans le savoir, dans une sorte de ville caricaturale du mode de vie américain des années 1950. Par ailleurs, il me semble clair que Matrix, tout comme d’ailleurs à leur façon Dark City, The Truman Show et bien d’autres films de science-fiction des années 1990 et 2000 sont les enfants du premier film de l’univers cyberpunk : le fameux Blade Runner de Riddley Scott, sorti en 1982, d’après le roman Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1966) de Philip K. Dick, comme il est sans doute inutile de le rappeler ici.
Autrement dit : Matrix est un bel hybride d’une ribambelle d’influences, parmi lesquelles également le cinéma de Hong Kong et ses arts martiaux. Mais il s’agit aussi et surtout d’un film qui tombe juste par rapport à son époque, un peu comme les meilleurs titres de David Bowie en musique.

Actusf : Il fait pas mal d'emprunts à différentes œuvres, quels sont les emprunts les plus importants ? On pense à Ubik de Philip K.Dick, Simulacron 3 de Daniel F. Galouye, Neuromancien de William Gibson...

"Dick s’interroge sur la fragilité de ce qu’on appelle « réalité » et met en scène la fusion confusion du réel et de la fiction."

Ariel Kyrou : L’emprunt direct majeur, presque assumé d’ailleurs, est celui du roman peu connu de Daniel F. Galouye, paru aux Etats-Unis en 1964, et quatre ans plus tard en France. Mais la simulation des êtres humains de Simulacron 3 est de l’ordre de l’expérimentation, et embarque les corps des personnages.
Quoi qu’il soit de cette référence, l’influence la plus cruciale de Matrix est évidemment Philip K. Dick, auteur dans Siva (1980) de cette phrase lumineuse : « La réalité, c’est ce qui subsiste quand on a cessé d’y croire ». Dès son flot proprement hallucinant de nouvelles entre 1952 et 1955, Dick s’interroge sur la fragilité de ce qu’on appelle « réalité » et met en scène la fusion confusion du réel et de la fiction. Dans Reconstitution historique (1953), la réalité perd peu à peu de sa permanence, et le personnage central, issu d’un lointain futur, se retrouve projeté dans le monde virtuel d’une reconstitution muséale d’une petite commune américaine des années 1950. Dans Le monde qu’elle voulait (1952), Allison, jeune femme toute puissante tente d’imposer sa réalité de pacotilles à Larry. Elle lui dit, fière de sa toute puissance : « Vous avez un monde bien à vous quelque part ; dans celui-ci, vous n’êtes qu’un aspect de ma vie. Pas tout à fait réel. Je suis la seule personne qui soit entièrement réelle dans ce monde-ci. Vous autres, vous êtes tous là pour moi. Juste en partie réels. » L’on pourrait également citer Le Retour du refoulé, de 1963, on le monde réel perd de sa permanence dans une atmosphère de surveillance généralisée. Et puis surtout, il y a tous ces romans dont la réalité se délite, comme Le Temps désarticulé de 1958, Le Dieu venu du centaure de 1964, le fameux, merveilleux et très sibyllin Ubik de 1969 avec sa « semi-vie », ou, livre beaucoup moins repéré, Au bout du labyrinthe qui sort un an plus tard. Dans ce roman, où l’on découvre que la Terre n’est plus qu’une « volière », soit un asile d’aliénés, la quasi totalité de l’intrigue se déroule dans un monde dont l’on découvre au final qu’il n’est qu’une simulation conçue pour que l’équipage d’un vaisseau en perdition ne devienne pas entièrement maboule – ce qu’il devient bien sûr.
Lorsqu’il est publié en 1984, Neuromancien de William Gibson n’ajoute qu’un élément clé au puzzle de la « Matrice » : son aspect hyper technologique, via le cyberespace. Là où Philip K. Dick restait en quelque sorte « mental », les drogues et le sommeil artificiel faisant le travail d’entrée dans des mondes artificiels, William Gibson met en scène le réseau formellement concrétisé du cyberespace comme moyen de plonger dans des réalités alternatives, où il est possible d’agir, et en particulier comme dans la conclusion du roman, de lutter contre des êtres factices, en l’occurrence une intelligence artificielle.

"Lorsqu’il est publié en 1984, Neuromancien de William Gibson n’ajoute qu’un élément clé au puzzle de la « Matrice » : son aspect hyper technologique, via le cyberespace."

Actusf : Qu'est-ce que la Matrice ?

Ariel Kyrou : Au sens premier du terme, la Matrice est ce cyberespace devenu à ce point dominant qu’il est devenu notre réalité de substitution : nous croyons marcher, respirer, manger, travailler, faire l’amour sur le terrain, a priori solide, de notre bonne vieille planète Terre, mais nous vivons en « vérité » tout cela dans un univers de 0 et de 1 intégralement simulé, bien que « plus vrai que nature ». L’un des moments les plus fascinants de la conférence de Philip K. Dick à Metz en 1977, seule fois où il a voyagé jusqu'en Europe, c’est qu’il y évoque l’hypothèse au cœur de Matrix : l’idée, très gnostique, que nous soyons en train de vivre dans un monde entièrement factice et calculé, que l’écrivain appelle justement la « Matrice »… Ce que concrétisent à leur façon vingt-deux ans plus tard les sœurs Wachowski. Et dans leur film, la Matrice se révèle lorsque l’on découvre que le « vrai » Néo, pas celui de la simulation, est littéralement plongé dans une cuve à côté de millions d’autres êtres humains nus, « endormis » et « connectés » de partout, qui servent comme lui de carburant à la méga Machine qu’est cette Matrice. C’est pour moi le moment le plus fort du long métrage. Car il crée les images, restées depuis dans nos mémoires, de la transformation de la Machine technologique en Machine sociale surpuissante, elle-même réincarnation contemporaine et numérique du Léviathan de Hobbes, imaginé dès 1651.

Actusf : En quoi cette trilogie a-t-elle marqué le genre du film de science-fiction ?

"La force de Matrix est d’être l’un des premiers films à mêler notre fascination pour la toute puissance du numérique et nos craintes quant à un « effondrement » par et pour les Machines."

Ariel Kyrou : Le premier constat, c’est celui d’un immense succès populaire, se chiffrant en dizaines de millions d’entrées dans le monde – 4,7 millions en France pour le premier en 1999, 5,7 pour le deuxième puis 3,5 millions pour le troisième, tous deux en 2013. Certes globalement inférieurs à ceux de Star Wars, ces chiffres sont assez remarquables pour une science-fiction cultivant une petite dimension philosophique – en tout cas pour le premier opus de la trilogie, où Morpheus évoque l’allégorie de la « Caverne » de Platon. Car sur le fond, tout est dit dès le film de 1999, qui me semble le seul marquant. Les deux autres, Matrix Reloaded puis Matrix Revolutions, n’en sont que des succédanés trop spectaculaires – avec tout de même une légère préférence pour le dernier. La force de Matrix est d’être l’un des premiers films à mêler notre fascination pour la toute puissance du numérique et nos craintes quant à un « effondrement » par et pour les Machines. Son originalité tient à sa sorcellerie païenne, version technologique, tech noire, spectaculaire et contemporaine des Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll qui auraient été revues par quelque version pop et mutante d’un Jean Baudrillard de l’époque du prémonitoire Simulacres et Simulation (Galilée, 1981).

Actusf : Il y a eu bon nombre d'hypothèses pour essayer d'expliquer le sens de ces films, sans jamais être validée ou invalidée par les sœurs Wachowski d'ailleurs. Quelles sont les plus intéressantes selon vous ?

Ariel Kyrou : Chacun interprète le film selon ses lubies et ses lanternes, ce qui au fond me va très bien. Je ne suis pas certain, d’ailleurs, que les sœurs Wachowski aient su elles-mêmes, lorsqu’elles ont réalisé Matrix, le sens qu’elles voulaient y mettre. J’y vois sans aucun doute une métaphore de la Machine sociale qui nous étouffe, sujet sensible à ces « trans-libertaires » pop et drôlement « genrées » que sont ces (bonnes) sœurs. Une sorte de manifeste pour la création dans le réel le plus matériel de notre propre réalité face aux réalités de l’économie et plus largement de la société dominante. J’en veux pour preuve le costume et la tête de nœud de l’agent Smith, incarnation de la Matrice, ou du moins de son intelligence artificielle dans le monde virtuel que partagent les personnages.

"J’y vois sans aucun doute une métaphore de la Machine sociale qui nous étouffe, sujet sensible à ces « trans-libertaires » pop et drôlement « genrées » que sont ces (bonnes) sœurs."

Actusf : Comment les films ont-ils vieillis ? Sont ils encore intéressants à regarder et pourquoi ?

Ariel Kyrou : Je n’ai revu qu’une fois le premier, et pas les deux autres – même si je me suis offert le coffret DVD, notamment pour les neuf films d’animation de The Animatrix. Comme ça, au débotté, j’aurais tendance à dire que le premier ainsi que les animes n’ont guère vieilli, ou du moins qu’ils devraient garder une dimension pop et « culte » plutôt agréable. En revanche, revoir Matrix Reloaded et Matrix Revolution me semble peine perdue. C’est d’ailleurs un peu le souci, avec les sœurs Wachowski : une certaine façon de sentir l’époque, de bonnes idées voire des fulgurances, mais une naïveté très hollywoodienne qui plombe bien des moments de leurs films – et qui, depuis Matrix, a eu tendance à l’emporter sur les illuminations jubilatoires.

Actusf : Quels sont les films qui s'en sont inspirés par la suite ? Y a-t-il des films « héritiers » de Matrix ?

"En revanche, l’influence de Matrix est peut-être un peu plus tangible dans l’univers très pop des séries TV. Il y a bien sûr Sense8, des sœurs Wachowski, mais aussi Altered Carbon, un peu raté il est vrai, Counterpart, Rêverie, voire pour le meilleur un ou deux épisodes de Black Mirror."

Ariel Kyrou : L’héritage direct de Matrix dans le cinéma ne me semble pas si important que ça, et quoi qu’il en soit bien moins crucial que celui de Blade Runner de Ridley Scott par exemple, qui a réellement inventé une esthétique qui est aussi celle de Matrix. Parmi les longs métrages qui me viennent en tête, je citerai Cypher de Vincenzo Natali (2003), mais je ne suis pas certain, en revanche, que l’on puisse affirmer que Ready Player One (2018) de Steven Spielberg ou plus encore Inception (2010) de Christopher Nolan en soient véritablement des héritiers – je parlerais plutôt de cousinage. En revanche, l’influence de Matrix est peut-être un peu plus tangible dans l’univers très pop des séries TV. Il y a bien sûr Sense8, des sœurs Wachowski, mais aussi Altered Carbon, un peu raté il est vrai, Counterpart, Rêverie, voire pour le meilleur un ou deux épisodes de Black Mirror.
Matrix me semble – là encore comme les meilleurs albums de David Bowie, Heroes ou Low par exemple – une œuvre marquante par son caractère hybride et terriblement d’époque, plus que par sa puissance propre ou son impertinence durable. C’est sans doute pour cette raison, il est un vrai paradoxe, que Matrix n’a pas eu tant d’influence que ça, du moins selon mon regard partiel et partial.

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