Pour l’amour des mèmes

Pour l’amour des mèmes

Des lamas chinois, des poules ougandaises, des mômes hystériques et des gens qui pètent les plombs. Voici quelques-uns des ingrédients de cette revue de mèmes. Non, non, ne nous remerciez pas.

Par Claire Richard
· Publié le · Mis à jour le
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Avertissement à ceux qui s’apprêtent à lire cet article dans un open space, une bibliothèque ou un lieu où l’on attend qu’ils se comportent avec une certaine gravité (genre le guichet de Pôle Emploi) : vous n’êtes pas à l’abri d’un fou rire. 

J’ai personnellement tant ri en le préparant que mon chef s’est demandé si j’étais vraiment en train de travailler. C’est ça, le génie des mèmes  : des contenus (qui peuvent être des images, des vidéos, des gifs... la forme n’importe pas) qui sont partagés et souvent modifiés par un grand nombre de personnes, sans qu’on comprenne vraiment pourquoi. On constate juste qu’ils résonnent, à un moment donné, avec le désir des internautes.

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Les mèmes existent depuis les débuts du Net : le premier mème du Web date de 1996, c’est un bébé en 3D qui danse, que les gens partageaient alors par e-mail.

Comme toute personne ayant grandi sur le Web et l’aimant d’amour, le chercheur et designer Nicolas Nova a une tendresse toute particulière pour les mèmes. D’abord parce que c’est drôle, donc, ensuite parce que ça dit quelque chose de l’humour du Web et de la vitalité de ses pratiques de circulation et de remix.

Avec Frédéric Kaplan, il a récemment dirigé un petit ouvrage collectif consacré à la culture des mèmes. Nous lui avons demandé d’en choisir dix et de nous les commenter.

1Nintendo Sixty-four : un gamin hystéro

 

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« Nintendo Sixty-Fooooooour »

Brandon, en pyjama, découvre une Nintendo 64 sous le sapin et pète les plombs de joie. C’est le premier mème qu’a choisi Nicolas Nova. D’abord parce que  « les mèmes, c’est d’abord des contenus légers, jouissifs ».

Mais aussi parce que la vidéo a déjà vingt ans – ce qui montre la longévité de la forme... 

« Ça anticipe les vidéos de déballage (“unboxing”), des gens qui ont acheté un produit et le déballent face caméra. Aujourd’hui, c’est presque devenu un genre, comme le montre la vidéo récente de la femme qui découvre un masque de Chewbacca et s’écroule de rire. »
« Laughing chewbacca mask lady » (« Dame au masque de Chewbacca, riant » )

2Bonsai Kittens : un canular mémorable

 


« Bonsai Kittens » : toi aussi transforme ton chaton en décoration d’intérieur

Adoré des Internets les chats figurent en bonne place dans le monde des mèmes. Moins connues que les lolcats, ces images de chats légendées, les « bonsai kittens » (littéralement les chatons-bonzais) apparaissent en 2000, avec un site qui explique comment transformer ses chats en délicates décorations d’intérieur.

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C’est un canular lancé par des étudiants du MIT – mais les images deviennent virales (à l’époque, elles sont partagées sur les forums et par e-mail) et abondamment discutées, comme se souvient Nicolas Nova : 

« A l’époque, j’étais maître assistant en fac et avec des collègues, on imprimait ces images pour les mettre sur les portes. Certains étaient horrifiés, d’autres nous en amenaient d’autres versions. Ça divisait, ça a été un moment intéressant dans l’histoire des mèmes... ! »

3Dramatic Chipmunk : « La meilleure vidéo de 5 secondes du Web »

 

Les animaux sont un bon indice de viralité, explique Nicolas Nova. Après les chats, cette vidéo d’un tamia, une sorte d’écureuil, a eu un succès foudroyant.

« La meilleure vidéo de 5 secondes sur tout le Web », dit d’ailleurs la légende YouTube de cette vidéo qui a été vue 45 millions de fois.

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« Dramatic Chipmunk » (« Ecureuil intense »)

4 « You’re the Man Now Dog » : les communautés de faiseurs de mèmes

 

« You’re the Man Dog Now » (YMND) est un site où une communauté d’amateurs créent des mèmes. Nicolas Nova raconte :

« Quand j’ai commencé à m’intéresser aux mèmes, vers 2005-2006, le phénomène était peu connu du grand public, et existait beaucoup dans certaines communautés en ligne. YMND est l’une d’entre elles, et elle existe toujours, même si elle est peu médiatisée. »

Ces communautés d’amateurs sont un lieu important de production de mèmes. Une autre communauté importante est l’indispensable Know Your Meme, qui archive et commente avec humour et précision les mèmes en circulation.

« YMND est un peu comme une archéologie des mèmes : il y a dix ans c’était ça, très différent de ce qu’on peut voir aujourd’hui. C’est un peu comme si on retrouvait une communauté sur une île, qui aurait continué dans son coin une pratique un peu curieuse. »

« Stan sells everything », mème créé à partir d’un personnage du jeu « Secret of the Monkey Island » - Version animée ici

5Grass Mud Horse : ce qui fait marrer les Chinois

 

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Les mèmes sont en majorité anglo-saxons : les légendes sont très souvent rédigées en anglais. Mais il y a aussi des mèmes propres à certaines régions du monde. En Ouganda, ce sont des photos de poules et de chèvres qui font marrer les internautes. En Chine, Grass Mud Horse, est l’un des mèmes les plus célèbres.

Grass Mud Horse, le cheval d’herbe et de boue, est une créature mythique ressemblant à un lama qui fait son apparition en 2009 dans une encyclopédie chinoise en ligne, Baidu baike.

Très vite le « grass mud horse » se met à exister en ligne : vidéos, chansons, peluches etc. Son succès est lié à un jeu de mot : l’animal est censé venir d’une région dont le nom veut à peu près dire « le vagin de ta putain de mère »...

En Chine, ces obscénités sont subversives et le mème était aussi partagé comme un pied de nez à la censure chinoise, qui a d’ailleurs essayé de lutter contre le phénomène.

Un dessin animé avec le « grass mud horse »

 

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6Les lolgraphs : quand le Web se moque de la culture d’entreprise

 

Le Web aime bien se moquer des bien-pensants, et peu de choses sont aussi bien-pensantes que la culture « corporate », celle des entreprises.

« Les lolgraphs reprennent les codes du monde de l’entreprise en s’en moquant. Fournir des graphes un peu absurdes sur des sujets très banals ou de la culture pop, ça fait partie de la culture web aussi. »

La plateforme graphjam rassemble de nombreux lolgraphs, par exemple.

Lolgraph se demandant si Leonardo, Donatello, Michaelangelo et Raphael sont plus connus comme artistes de la Renaissance ou comme Tortues ninjas
Lolgraph se demandant si Leonardo, Donatello, Michaelangelo et Raphael sont plus connus comme artistes de la Renaissance ou comme Tortues ninjas

Dans la même lignée, citons les chouettes  « Demotivational posters », les posters de démotivation.

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« SUCCES. Tu peux réussir tout ce que tu veux quand tu as une vision, de la détermination et de la main-d’oeuvre corvéable à merci. » - despair.com

7Republican Jesus : mème politico-lol

 

Les mèmes se foutent aussi de la politique. Par exemple, « Jesus Républicain » est un mème qui met en scène Jésus haranguant les foules en bon gros Républicain qui tâche.


« Et Jésus dit aux foules affamées : “Mettez-vous à bosser, bandes de fainéants !” »

Pour Nicolas Nova, c’est un exemple de passage du mème dans des champs (ici : le champ politique) où on s’attend moins à le voir.

8Leeroy Jenkins : échappé d’un jeu

 

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Les mèmes existent sur tous les supports et peuvent surgir de tous les recoins du Web. « Leeroy Jenkins », par exemple, vient d’une scène qui se déroule dans le jeu en ligne World of Warcraft. Nicolas Nova la décrit :

« Au moment d’un raid, une bataille menée conjointement par plusieurs joueurs, qui se coordonnent et s’organisent, un personnage appelé Leeroy Jenkins part tout seul en criant : “Leeeeroy Jenkiiiins ! ! !” Derrière on entend les autres joueurs dire : “Mais qu’est-ce qui se passe ? Mais qu’est-ce qu’il fout ?”. »
Les fans de mème du site « Know your meme » analysent la vidéo de Leeroy Jenkins

La vidéo est reprise à la télé, détournée... Aujourd’hui, elle prend des airs de saynète absurde :

« Pour moi c’est un peu comme un équivalent absurde du cinéma muet ! »

9YouTubePoops : les vidéos cacas

 

« groscacaboudin »

Certains mèmes produisent des sous-genres encore plus bizarres. Ainsi, les « YouTubePoops », littéralement « cacas YouTube », sont des effets chelous ajoutés à un montage de vidéos sans queue ni tête, qui peuvent être des reprises de tout et n’importe quoi : émissions de télé, téléachat, jeux vidéos...

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« Ça montre aussi la diversité de l’humour de ces mèmes, qui ne parlent pas forcément à tout le monde. Mais aussi que, techniquement, ce n’est pas accessible à tout le monde : il y a des effets ajoutés aux vidéos, des ralentissements, des montages... »

10Clickbaitrobot : les bots à mèmes

 

Contrairement à la culture de la personnalisation du Web, les mèmes sont plutôt une création anonyme – ils existent parce qu’ils sont partagés, repris, améliorés par beaucoup de gens qui n’y associent pas leur nom.

Cette logique va aujourd’hui plus loin : des programmes, comme le compte Twitter clickbaitrobot (« robot à clickbait », les « clickbait » étant les articles aux titres provocateurs conçus pour faire cliquer) génère automatiquement des mèmes.

« Ça ne génère pas des mèmes vus par des milliards de personnes, on est d’accord. Mais c’est intéressant parce que ça montre que le processus de création de mème se joue aussi avant la création de l’image : là, par exemple, quelqu’un a programmé en réfléchissant à ce qui fait les mèmes, en reprenant des syntaxes grammaticales, des codes visuels. Et c’est intéressant de se dire que maintenant les mèmes peuvent être automatisés – peut-être. »

Imprévisibles

Comme on le voit dans cette sélection, les mèmes sont de genres très très différents. Peut-on prévoir la viralité d’un mème ? Pas vraiment, répond Nicolas Nova (et, avec lui, tous les gens qui tentent de fabriquer des mèmes en se cassant les dents). Ça s’explique a posteriori mais ça ne s’anticipe pas.

C’est aussi ça que les mèmes nous rappellent : que les fonctionnements viraux du Web restent imprévisibles, qu’il est bien difficile de dire ce qui va l’agiter. Et surtout qu’il recèle toujours autant de pépites et de recoins où des passionnés amateurs fabriquent et déterrent des images, pour le pur amour du lol.

Claire Richard
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