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«On écrit un SMS comme on éternue»

Nous envoyons toujours plus de messages depuis les téléphones. Joëlle Menrath, spécialiste de l’usage du portable, décrypte cette écriture instantanée.
par Marie-Joëlle Gros
publié le 6 novembre 2014 à 18h16

En plein cours, à table, en marchant, en réunion… on écrit de plus en plus de textos. Mais, même quand on en envoie plusieurs dizaines par jour (83 en moyenne quotidienne pour un ado, 311 par mois en moyenne pour la totalité des détenteurs d'un forfait contre 17 par mois en 2003), leur contenu est rarement anodin. Les SMS vont fêter leurs 22 ans. On a beaucoup commenté l'écriture phonétique des ados, mais toutes les générations s'y sont mises, abondamment. Et ce n'est pas rien dans l'histoire de l'écriture, observent les chercheurs. Loin d'y voir une «mise à mal de la langue», Joëlle Menrath fait partie de ceux qui ont produit les études les plus fines sur les nouveaux comportements liés aux usages du téléphone portable (1). Sur le point de publier un livre avec son acolyte, la chercheuse Anne Jarrigeon, elle revient pour Libération sur la spontanéité propre aux SMS.

A quoi s’apparente désormais l’écriture d’un SMS ?

Comme on peut écrire de partout - du supermarché, d’un passage clouté -, c’est une écriture empreinte de traces qui renseignent sur le contexte. On peut y mettre les signes d’un inconfort (par exemple, dans les transports, un paquet dans les mains), d’une urgence, en laissant les fautes advenir sous ses doigts. Cette écriture n’a plus rien à voir avec la station assise d’un bureau. Le texte porte donc la marque de cela.

Est-il pour autant sans valeur ?

Au contraire. La plupart des SMS sont écrits sous le coup d’une impulsion, d’une réaction, d’une pensée qui se prolonge jusqu’au geste d’écriture. C’est une écriture pulsionnelle. Elle laisse donc affleurer notre vie intérieure, avec ses soubresauts. Elle peut faire état d’émotions intenses. C’est authentiquement une écriture branchée sur notre intériorité. Elle permet de partager des pensées et des affects qu’on n’extérioriserait pas sans le SMS, et qui resteraient alors, comme on dit, «lettre morte». C’est donc une écriture de l’intérieur tournée vers l’extérieur. Parfois, c’est comme si on ne pouvait pas la réprimer, un peu comme un geste d’agacement, ou un objet qu’on renverse par mégarde. Souvent, on écrit un SMS dans un élan, un peu comme on éternue. C’est une écriture qui n’est pas toujours sous contrôle.

D’où le nombre important de lapsus et d’erreurs de destinataires ?

C’est vrai qu’on se relit peu avant d’envoyer un SMS. On a même tendance à se relire seulement après coup. Et effectivement, parce qu’il s’agit d’une écriture pulsionnelle, on a tous un jour ou l’autre envoyé un texto qui ne s’adressait pas à celui qui l’a reçu. Souvent aussi, il y manque des mots, il y a des lapsus. Sans compter que la machine, l’appareil lui-même, en fabrique aussi, notamment via le système T9 d’écriture automatique. Mais personne n’en fait grand cas, on dédramatise. Dans les SMS, il y a une forte tolérance à l’erreur comme à la faute d’orthographe : on considère que le lecteur corrigera de lui-même. La faute d’orthographe ne dit rien du niveau de compétence orthographique des gens. Cette lecture bienveillante ne marche pas du tout dans les mails, dont on attend une orthographe impeccable. Le mail a davantage le statut d’une lettre, il est souvent scrupuleusement relu. Le SMS est lui un espace intermédiaire où toute la responsabilité du sujet n’est pas engagée. On peut donc ne pas le prendre au pied de la lettre.

La ponctuation aussi a son importance. Mettre un point à la fin d’un message apparaît parfois comme trop définitif, presque péremptoire…

Le SMS s’est libéré des standards. C’est le geste d’envoi qui tient lieu de point. Et, comme on noue une complicité langagière, les textos s’écrivent en réalité à deux. C’est une forme d’écriture qui s’apparente au jeu. Elle porte la marque d’une histoire commune. Parfois, celui qui écrit et celui qui lit ont une façon de s’interpeller qui n’existe qu’à travers leurs SMS, pas du tout dans la vie. Beaucoup de choses restent d’ailleurs obscures quand on lit des SMS échangés entre deux personnes… comme si elles ne s’expliquaient que par la relation entre les protagonistes.

Certains s’envoient des SMS à eux-mêmes. Un penchant narcissique ?

Je ne crois pas. Il y a dans cette écriture pour soi-même ou à destination des autres quelque chose qui tient à l’introspection. C’est une façon de se tenir à distance de son propre rôle, de devenir l’auteur de sa vie, de trouver son style comme on le fait avec ses vêtements ou sa coupe de cheveux. On se relit donc pour soi-même. Pas dans une dimension de miroir mais comme une expression de soi qui aide à vivre. C’est différent aussi du journal intime qui implique une régularité. Les SMS qu’on s’écrit en fait à soi-même tiennent davantage du geste créatif.

(1) Pour le compte de la Fédération française des télécoms.

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