Les Etats-Unis ont livré la guerre du
Vietnam en recourant
essentiellement à des conscrits. S’ils étaient admis aux tests médicaux, les appelés étaient incorporés dans
l’armée pour une période de deux ans. La plupart rejoignaient l’infanterie.
Certains, comme moi-même, optaient pour une formation supplémentaire afin
d’obtenir une autre affectation. C’est ainsi que j’ai demandé de suivre des
cours de vietnamien pendant un an, en pensant que la guerre pourrait s’achever
d’ici là. J’ai fini par être interprète de l’armée… dans l’infanterie.

Les guerres d’Irak et d’Afghanistan,
elles, font appel à des volontaires. Ces derniers sont payés davantage, mieux
traités et on ne leur crie pas dessus. Ils sont également privés du droit
fondamental du soldat : celui de se plaindre. Quel que soit le sort qui
les attend - blessure, mort ou simplement peur bleue à la vue de camarades
blessés ou tués -, ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Ils ne peuvent pas
se plaindre de se trouver dans des endroits dangereux ou d’être constamment
envoyés dans des zones de combat. Non seulement ils se sont portés volontaires
pour de telles missions, mais ils peuvent rentrer au pays quand ils estiment
qu’ils en ont assez fait.

Quel est le meilleur soldat ? Un
appelé est enrôlé contre son gré dans l’intérêt de la défense du pays. Sa vie
est interrompue. Il perd son travail et n’est pratiquement pas payé. On
pourrait croire que ce dévouement suscite une vive admiration chez ceux qui
restent tranquillement chez eux. Mais, durant la guerre du Vietnam, les appelés
étaient méprisés et raillés en public par ceux-là mêmes qu’ils remplaçaient sur
les lignes de front.

Dans la guerre en cours, les
volontaires sont presque aussi soutenus et admirés que les soldats de la Seconde Guerre mondiale en
leur temps. Ils ont des défilés, des drapeaux et d’excellents soins médicaux.
Aucun média, qu’il soit pour ou contre la guerre, ne commence une interview
sans un témoignage de gratitude pour les “services rendus” au pays. Même des
leaders d’opinion qui considèrent la guerre comme une manœuvre malhonnête
résultant de la stupidité de Bush et de la cupidité de Cheney remercient les
soldats pour leurs actions.

Mais, dans les couloirs du Pentagone,
où se jouent les grandes décisions, la question est de savoir quel type de
soldat est préférable pour gagner les guerres. Les appelés, qui peuvent être
très qualifiés et instruits, sont-ils plus productifs dans une unité de combat,
même s’ils sont manifestement là contre leur gré ? Ou les volontaires, qui
ont choisi de braver le danger, font-ils des soldats plus compétents et
attentifs ?

Récemment, la très sérieuse
émission de reportage Frontline, diffusée sur la télévision publique,
suivait une unité d’infanterie en Afghanistan. Les
soldats américains étaient tous des volontaires, et ils partaient en
patrouille
dans certaines des zones les plus redoutables du pays. La caméra les
escortait
dans des villages désertés pendant qu’ils interrogeaient des paysans
entourés
d’enfants pleins d’entrain, qui vivaient manifestement en dessous du
seuil de
pauvreté. Les soldats américains semblaient un peu perdus. Quand la
caméra
s’est éloignée, ces hommes que leurs patrouilles menaient de nulle part
à nulle
part sont apparus comme de minuscules silhouettes dans l’immensité de
l’Afghanistan. Le chargement presque comique d’armes et d’équipements
technologiques sous lequel ils ployaient ne faisait qu’ajouter à cette
impression. Ils avaient l’air désespéré, voire crétin. Quand ils ont
fini par
arriver à un village, le chef de patrouille a expliqué avec véhémence
les plans
et les objectifs de ses supérieurs. 
Les habitants écoutaient en se frottant la barbe. Le message ne passait
pas. L’interprète ne traduisait que les phrases les plus élémentaires. La
disproportion entre le nombre insuffisant de soldats américains et la gravité
de la menace représentée par les talibans est devenue manifeste. Ce n’était pas
seulement frustrant, c’était également dangereux. Comme en réponse à la
tension, un coup de feu claqua et les Américains ripostèrent comme des malades.
Le chef de patrouille hurla des instructions, dont la plupart ne servaient pas à
grand-chose. Ses hommes, pliés sous les sacs, les ceintures, les masques et les
sacs à dos, ne pouvaient pas faire grand-chose de plus que de tenir leur
position et de faire usage de leurs munitions. Quand les tirs se calmèrent, la
patrouille resta figée.

On aurait dit que le fait de ne pas
avoir réussi à obtenir le soutien du village, combiné à un échange de tirs qui
n’avait débouché sur rien, avait mis une idée démoralisante dans la tête des
soldats, et peut-être n’était-ce pas la première fois : ils se disaient qu’ils
ne voulaient pas être là.

L’avantage que les appelés ont sur
les volontaires est qu’ils en ont conscience dès leur premier jour sous les
drapeaux : ils sont là contre leur volonté, ou du moins contre leur souhait.
La guerre est un choix foireux. C’est une nécessité qui résulte d’un échec de
l’intelligence et de l’ingéniosité humaines. Mais aujourd’hui le Pentagone et
le peuple américain cachent cet échec derrière les banderoles et les médailles.
Ne serait-il pas plus honnête et, en dernière analyse, plus productif
d’admettre que nous sommes dans une impasse et de commencer à recruter des
soldats suffisamment intelligents pour reconnaître, le cas échéant, que leurs
efforts sont vains ?

Quand j’ai été appelé, je
me suis
d’abord senti terriblement seul, même quand j’étais entouré par mes
camarades.
Puis j’ai fini par comprendre que ce choix était le nôtre, du moins en
partie.
Nous aurions pu aller au Canada [comme l’ont fait beaucoup de ceux qui
refusaient d’aller faire la guerre au Vietnam], mais nous étions là
parce que notre pays avait
besoin de nous. Parce que nous étions Américains. Du moins c’est ce que
nous
pensions à l’époque. Nous reconnaissions aussi que la situation était
épouvantable, qu’elle n’allait pas s’améliorer, et que nous devions
partir à la
première occasion. Et aussi que nous n’avions pas choisi d’être là mais
qu’on
nous y avait obligés.

Voilà la différence entre des
volontaires pleins d’espoir et des appelés en détresse. Le Pentagone peut
préférer des hommes qui choisissent de porter l’uniforme et cherchent
l’aventure. Mais des hommes pacifiques, qui haïssent les uniformes et les
fanfares, peuvent faire de meilleurs soldats.