« Plaisir », par Nicolas Grimaldi
En partenariat avec les Presses universitaires de France, Philosophie magazine propose chaque jour une entrée de l’abécédaire philosophique de Nicolas Grimaldi.
Inséparable de l'exercice de la vie, le plaisir pourrait nous en sembler quelque guide infaillible s'il ne lui arrivait de nous // égarer. Car il est discontinu, alors que la vie continue. Loin de nous éclairer, il lui arrive de nous aveugler par ce dont il nous obsède, jusqu'à nous faire désirer ce qui pourtant nous détruit. Non seulement il y a des intermittences du plaisir, au point qu'on doute si ce qui nous avait tant plu pourra nous plaire encore, mais encore, quoique tous les hommes poursuivent le plaisir, ce qui plaît aux uns est pourtant si différent de ce qui plaît aux autres qu'une telle diversité rend problématique l'unité et l'homogénéité de leur humanité. Quel enseignement, dans ces conditions, pourrions-nous espérer tirer de l'expérience du plaisir? Non seulement il varie pour une même personne d'un moment à l'autre, mais il varie même plus encore d'une personne à l'autre.
Rien n'est en effet moins constant ni plus éphémère que le plaisir. Car le propre du plaisir est qu'il s'épuise à mesure qu'il s'éprouve. Plus on mange, en effet, et moins on a faim ; plus on boit, et moins on a soif. Ainsi en va-t‑il pour toutes choses. C'est même à cette contrariété qu'on doit de distinguer le désir de l'appétence. Car il arrive qu'on continue de désirer quoique la satiété nous ait ôté l'appétence. Nous désirons le plaisir, et le manque d'appétence nous prive d'en éprouver.
Un autre trait du plaisir, aussi généralement observable que rarement décrit, est que nous en jouissons d'autant plus qu'il est plus partagé. Ainsi atteste-t‑il sa solidarité organique avec la vie, qui ne paraît s'enfermer dans un individu que pour en déborder, se propager, se diffuser, et s'accomplir à travers lui. Voilà pourquoi, comme l'avait si justement décrit Aristote, il n'y a pas de plaisir solitaire. Celui qui boit seul, en effet, n'a pas choisi de s'isoler pour boire, mais boit tout simplement pour oublier qu'il est seul. Quoiqu'elle s'impose comme une contrainte si l'on est seul, la nécessité de se nourrir n'est elle pas au contraire l'occasion d'une sorte de fête quand on partage un repas ? Qui voudrait du plus somptueux palais, face au plus beau paysage, si ce devait être à condition de n'y recevoir personne ? Marmontel a noté quelle mélancolie nous étreint face au plus bouleversant spectacle s'il n'y a personne pour partager notre émotion. Tout se passe par conséquent comme s'il suffisait d'être seul pour se sentir privé même de ce qui nous comble. Car nous ne jouissons pas de ce dont nous sommes seuls à jouir. Telle est la plus secrète vérité du plaisir : qu'on jouit moins de ce qu'on sent que d'en sentir un autre ému, de sorte que le plaisir de l'autre est l'essentiel du nôtre. C'est ce qu'atteste toute expérience de la volupté amoureuse. Ainsi pressent-on que le plaisir qu'on donne puisse être plus vif que celui qu'on reçoit, et qu'il puisse donc y avoir autant de générosité à recevoir qu'à donner.
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