vie numérique

Premier contact

Kim Laurin est entrée dans ma vie par Facebook, il y a peut-être trois ou quatre ans. Je ne la connaissais ni d’Ève ni d’Adam, comme c’est le cas avec la majorité de mes « amis » sur ce réseau social.

Kim s’insinuait dans ma vie virtuelle, « aimant » mes statuts, commentant mes photos. Une « amie » facebookienne comme une autre, au début. Puis, petit à petit, je me suis mis à échanger avec Kim, en privé.

Kim était drôle. Kim avait de l’esprit. Kim avait de l’autodérision.

Kim consignait sur Facebook les hauts et les bas de son existence, à grands coups de statuts parfois mystérieux, souvent surprenants de candeur. Sur Facebook, plateforme d’épanchements par excellence, on peut dire que Kim ne détonnait pas de ses amis ni des miens. Il y avait cependant un souffle intrigant dans la forme.

Kim était une fille de famille : ses nombreuses interactions virtuelles avec ses sœurs, son frère, ses cousines et sa mère pouvaient en témoigner. Tout comme les photos de réunions familiales, les annonces sur les naissances de ses neveux et nièces du clan Laurin.

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Ainsi va la vie au temps de l’internet moderne : j’en suis donc bizarrement venu à « connaître » Kim Laurin, une fille d’à peu près 30 ans qui travaillait auprès d’enfants autistes, dans une école de Laval.

Je dis « bizarrement » parce que c’est l’époque : nous « connaissons » des gens que nous ne connaissons dans les faits que peu ou pas du tout, via ces réseaux sociaux.

Ces gens racontent leurs vies, se dévoilent, publient des photos de leur existence – mise en scène subtile – et on en vient à (presque) tout savoir de leurs vies…

Et c’est ainsi que l’« amitié » au XXIe siècle a été subtilement reconfigurée par la technologie. La chose paraît normale aujourd’hui mais si on m’avait décrit l’écosystème relationnel de Facebook en 1994, j’aurais pensé qu’il s’agissait de science-fiction.

Vingt ans plus tard, l’internet a créé entre les êtres des relations virtuelles qui sont, jusqu’à un certain point, réelles. On peut désormais « connaître » des gens qu’on n’a jamais croisés dans le réel.

Kim Laurin n’existait que dans ma vie virtuelle, mais elle s’immisçait forcément dans ma vie réelle. Ces discussions sur ses doutes professionnels, sur ce stage en Afrique, sur certaines de mes chroniques qui l’interpellaient, particulièrement celles sur l’éducation : c’est le « vrai » moi qui y participait, même si ces discussions n’existaient que virtuellement, grâce à un serveur situé sur le campus de Facebook aux États-Unis.

Un jour, il y a deux ans environ, j’ai dit à Kim, à la blague : « Tu pourrais ne pas exister, tu sais… »

Rendez-vous fut pris, pour une bière, un soir d’hiver.

Elle était à Québec le jour où je devais rencontrer la Kim virtuelle dans le réel : une tempête de neige l’a forcée à annuler. Ni elle ni moi n’avons proposé de nouveau rendez-vous.

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Sur Twitter, ses micromessages ironiques ont fini par valoir à Kim une sorte de microrenommée, consacrée par des RT fréquents. Des gars et des filles que je connaissais dans la vraie vie échangeaient avec Kim des messages parfois empreints de complicité, messages qui donnaient à penser qu’ils se parlaient aussi en privé.

En privé, Kim donnait l’impression d’une fille qui se cherchait. Travailler auprès d’enfants autistes, c’est dur, c’est drainant et c’est parfois ingrat dans le contexte budgétaire des écoles québécoises. Elle allait souvent voir ailleurs si elle y était.

Il y a eu ce stage en Afrique, avec OXFAM, à la faveur d’un congé sabbatique (flash d’une photo de Kim flanquée d’un éléphant…). Il y avait ces voyages fréquents aux États-Unis, parce que sa mère, une Américaine, y comptait une famille nombreuse (flash de photos dans un mariage en Floride…).

L’hiver dernier, Kim m’a écrit : elle s’était inscrite pour assister à l’émission Deux hommes en or, que je coanime à Télé-Québec. Elle m’a précisé la date. Elle allait venir avec une amie.

Je me souviens avoir trouvé la perspective de rencontrer Kim « en vrai » vaguement étrange. Mon lien avec Kim existait dans un univers qui n’existe pas concrètement.

La rencontrer en « vrai » promettait d’être une promenade sur la frontière des univers réel et virtuel qui divisent nos vies d’homo iPhonus du XXIe siècle, une promenade qui ne se fait pas toujours sans malaises.

Mais le soir dit, Kim n’était pas là.

Après l’enregistrement, je suis allé sur sa page Facebook. Terrible nouvelle, annonçait-elle dans un statut : sa sœur – Mélanie, je crois – venait de recevoir un diagnostic de sclérose en plaques. Elle ne pouvait plus marcher. Toute la famille était réunie à son chevet, à l’hôpital.

Je vais être absente des médias sociaux pendant quelque temps, prévenait-elle. Sous le statut, amis et membres de la famille de Kim Laurin offraient leurs mots de sympathie, de solidarité.

J’ai lu et relu le statut de Kim.

J’ai lu et relu les mots des membres de sa famille. Une cousine, un oncle.

Et j’ai acquis la certitude, à ce moment précis, que tout cela était faux.

Que la sœur de Kim n’avait pas la sclérose en plaques. Que la sœur en question, en fait, n’existait pas.

Ce soir-là, j’ai allumé : Kim Laurin n’existe pas. J’en étais certain.

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