Les moocs, ou l'avènement de l'amphi planétaire

Des cours de qualité, sur tous les sujets, ouverts à tous, gratuitement, à travers le monde entier. Composés de vidéos, de quiz et d'animations... Utopie ? Sur Internet, c'est la réalité. Ce sont les moocs, et ils prennent une ampleur exponentielle.

Par Emmanuelle Skyvington

Publié le 30 août 2014 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h18

«Le Wifi fonctionne bien ? » Avant de confirmer la location d'un gîte près de Toulouse, Pascale a pris soin de vérifier une donnée cruciale : la qualité du réseau. Pour cette Parisienne de 51 ans, comme pour ses enfants ados, impensable de passer un (bon) été sans haut débit : Pascale a suivi en 2014 un cours en ligne sur le management dispensé par le Conservatoire national des arts et métiers. En reconversion professionnelle, elle souhaite profiter des vacances pour approfondir son projet. A Abidjan, Léger Akossi, l'un des responsables d'Amnesty International Côte d'Ivoire, a aussi apprécié cette formation qui l'a aidé à « gagner en assurance, mieux organiser et planifier (ses) actions ». Bien qu'à 5 000 km de distance, Pascale et Léger ont partagé les mêmes bancs (virtuels) : c'est la magie du « mooc » (massive open online course, ou l'acronyme français « clot » pour cours en ligne ouvert à tous).

Entièrement gratuits, ces cours, composés de vidéos, quiz, forums et animations sur les réseaux sociaux, sont ouverts à un nombre illimité de participants : pas de sélection à l'entrée, si ce n'est la recommandation d'un « niveau prérequis », pour bénéficier pleinement de l'enseignement des meilleures facultés américaines ou européennes ! Après avoir révolutionné la production industrielle, le monde de l'entreprise, les médias et la culture, l'onde de choc Internet percute le champ de l'éducation. Partage de ressources, pédagogie participative, le monde éducatif peut désormais s'affranchir des contraintes géographiques. « C'est une révolution, comme il n'y en a pas eu depuis la massification de l'éducation lancée en France par Jules Ferry », estime Gilles Babinet, « digital champion », en charge des enjeux de l'économie numérique pour la France auprès de la Commission européenne et auteur de L'Ere numérique (1) . « Et une innovation enthousiasmante pour les étudiants, qui bénéficient de nouvelles approches pédagogiques, mais aussi pour les professeurs, qui peuvent concilier enseignement et recherche, en bénéficiant de "l'intelligence collective". C'est la promesse d'un "âge d'or" des enseignants, à condition d'accepter un changement de posture. Grâce aux outils numériques, leur rôle passe de "professeur sur l'estrade" (sage on the stage) à celui d'accompagnateur (guide on the side) ».

Une nièce larguée en math

S'il fallait donner une date et un lieu de naissance à ce phénomène, on proposerait volontiers : 2001 aux Etats-Unis. Cette année-là, le prestigieux Massachusetts Institute of Technology rend accessible une partie de ses cours sur son site MIT OpenCourseWare. C'est le démarrage du mouvement, aujourd'hui international, de l'Open Education, qui oeuvre pour l'accès universel à l'éducation grâce à la mise en ligne de contenus pédagogiques et de ressources libres. Tout aussi emblématique est l'histoire de Salman Khan. A Boston en 2004, ce jeune professeur indo-américain conçoit des petites vidéos pour aider sa nièce larguée en maths vivant à La Nouvelle-Orléans. L'oncle Salman s'avère excellent pédagogue : postées sur YouTube, ses explications sur les triangles isométriques ou l'algèbre font un carton auprès de la jeune écolière, mais aussi de ses cousins et copains de classe. Hors de tout modèle économique classique, l'enseignant ouvre la Khan Academy. Aujourd'hui, dix millions de jeunes plébiscitent cette « école mondiale » gratuite, disponible en anglais et en français, aux quatre coins de la planète, notamment dans des zones rurales en Afrique, Asie et Amérique du Sud.

Sebastien Thrun, enseignant à Stanford, en Californie, est une autre figure marquante de la courte histoire des moocs : en 2012, il fonde la plateforme Udacity, permettant aujourd'hui à des millions d'« apprenants » de suivre des cours dans 190 pays. Après Udacity, l'université de Stanford lancera Coursera, qui met à disposition 697 cours suivis par 8,5 millions de personnes. Le MIT s'associera à Harvard pour lancer edX, avant que le New York Times ne proclame « 2012, l'année des moocs ». En France aussi, bien qu'avec un peu de retard, c'est une vague déferlante. Publiques ou privées, écoles et facultés, de l'Institut Mines-Télécom à Sciences-Po, de Polytechnique à Centrale, de HEC à Grenoble INP, s'emparent de thématiques transversales et pluridisciplinaires pour intégrer des moocs dans leurs cursus. Jusqu'au Cours Florent, qui offrira une session sur la gestion des théâtres à la rentrée 2014 ! Gouvernance économique, Des rivières et des hommes, Pensée design, ou encore Méditation bouddhiste, en passant par Fabrication numérique et Lutte contre les maladies émergentes infectieuses : il y a des moocs pour satisfaire toutes les curiosités, notamment sur la plateforme française Fun (France université numérique), adaptation de l'américaine edX, lancée en octobre 2013.

Cap à franchir pour les enseignants

Apprendre, c'est beau. Retourner sur les amphis numériques de l'université, grisant. Attaché à ses racines finistériennes, Frédéric s'est lancé pour défi de s'initier à la langue bretonne en s'inscrivant au cours en ligne EduBreizh. Son copain Thomas a, lui, choisi de découvrir le langage de programmation C++ et la programmation orientée objet : ces initiations pour débutants les ont convaincus. Y aller ? Oser ou non ? Pour les enseignants, c'est un cap à franchir. Beaucoup hésitent, voyant dans le mooc une acti­vité passionnante mais chronophage, dans un pays où l'évolution de carrière des chercheurs repose en grande partie sur leurs recherches et publications. Matthieu Cisel, auteur du blog La révolution mooc, déplore une véritable inertie : « Il y a, en France, une dizaine de profs extrêmement motivés, qui sont de vrais moteurs. Mais il en faudrait au moins une bonne centaine pour combler notre retard par rapport à la Grande-Bretagne, par exemple. »

Bertrand Bonte, directeur du développement à l'Institut Mines-Télécom, estime que « les technologies ne sont pas nouvelles : elles sont utilisées depuis longtemps dans l'enseignement à distance. Ce qui est nouveau, c'est le côté massif du mouvement. On n'a pas le droit de ne pas y aller. A nous de défricher le terrain et d'expérimenter en proposant des cours sérieux, de qualité ». Selon Hubert Javaux, spécialiste des innovations pédagogiques dans l'enseignement numérique et fondateur de Sapiens à la Sorbonne Paris Cité (SPC) (3), dix-neuf cours, dans le domaine de la santé, la biologie ou les sciences sociales et politiques, verront le jour d'ici à 2016 sur les trente et un projets présentés à la SPC. Le mooc, c'est aussi une carte de visite, et un surcroît de visibilité pour l'image de marque des établissements supérieurs, comme Sciences-Po, dont plus de 50 % des étudiants sont étrangers. « Nous avons mis en place deux cours en ligne, Espace mondial et Humanités scientifiques, explique Dominique Boullier, professeur de sociologie et responsable de la stratégie numérique à IEP Sciences-Po. Ils permettent de présenter à ces étudiants notre façon spécifique d'enseigner. »

Huit cent mille heures de travail

Mais réaliser un mooc, c'est du boulot : de cinq cents à mille huit cents heures de travail pour des sessions de quatre à dix semaines. Et un investissement financier important (de 40 000 à 60 000 euros en moyenne) pour que les équipes (enseignants, réalisateur, monteur, community manager...) fabriquent des ressources numériques innovantes, les mettent en scène et les testent. Fini le cours dans une salle à l'abri des regards : avec les moocs, le professeur se transforme en un homme de média et d'écran... Pas question, donc, de filmer un cours d'amphi avec une webcam : c'est le décrochage du public assuré. Compliqué aussi, voire impensable de lire ses notes. Reste la solution du prompteur, utilisé dans la majorité des cas. Ou l'improvisation. Il y a un an, Cécile Dejoux, maître de conférence en gestion au Cnam, ne pouvait deviner que sa formation, Du manager au leader, battrait un record de popularité en France avec trente-six mille internautes inscrits en provenance de 55 pays (10 % en Afrique), et dont 20 % iraient jusqu'au bout (contre 4 à 10 % d'habitude).

Pour concevoir son cours, Cécile Dejoux a planché tout l'été 2013. Pétrie de doutes, elle a scénarisé, à la façon d'un story-board, sa trentaine de vidéos de cinq à vingt minutes : « L'enseignement à distance classique est didactique, linéaire, et l'apprenant suit un schéma dans le but d'obtenir un diplôme. Avec le mooc, c'est un projet personnel qui suit un mouvement brownien : on peut entrer dans mon cours à l'endroit, à l'envers, peu importe. La question essentielle, c'est pourquoi on conçoit un mooc. Dans mon cas, c'est pour faire connaître à un maximum de personnes la thématique du management. Première difficulté : vous ne savez pas qui va écouter votre cours et devez donc faire en sorte que tous y trouvent un intérêt et aient envie de continuer. Deuxième défi : imaginer un cours rythmé, très visuel, avec énormément d'activités. Enfin, je souhaitais mettre mon travail de recherche à portée de tous, pour que chacun puisse utiliser des grains de connaissances. » Cette « granularité » des ressources est essentielle également pour Dominique Boullier, de l'IEP Paris. Elle offre à des communautés très différentes (53 % d'hommes, 47 % de femmes ; 12 % de bacheliers, 44 % diplômés de licence ou de master) la possibilité de s'approprier l'information et de contribuer, à leur tour, à créer de nouvelles ressources. Particuliers ou entreprises, en formation initiale ou continue, actifs ou retraités, « chacun s'inscrit pour des raisons différentes. Beaucoup n'auront pas la volonté d'aller jusqu'au bout, certains regardent les vidéos et participent aux forums, mais ne répondent pas aux quiz. D'autres regardent les vidéos pour vérifier qu'ils ont gardé leurs acquis sur une matière qu'ils connaissent déjà », rappelle Catherine Mongenet (Fun). En libre-service, ouvert sept jours sur sept pendant la durée de la session, c'est le savoir sans entrave, créateur de lien social : des étudiants contributeurs dialoguent sur Internet, créent des groupes sur Facebook, LinkedIn ou Twitter. Certains « moocqueurs » se donnent même rendez-vous « dans un café pour suivre les cours ensemble, lorsqu'ils réalisent qu'ils habitent dans un proche périmètre », ajoute Cécile Dejoux.

Défauts de jeunesse

Difficile de prévoir l'avenir de ces moocs. D'abord parce qu'ils présentent des points faibles. Leur durée de vie est limitée (sauf sur certaines plateformes où ils sont archivés et donc accessibles même après leur fermeture). La validation des acquis (reconnue par une certification ayant valeur de diplôme) est compliquée à mettre en place à grande échelle. Et ils n'ont pas apporté la preuve qu'ils offraient un modèle économiquement rentable. Ils prêtent donc le flanc à la critique : « On constate effectivement un phénomène de dénigrement alimenté par les corps institués très conservateurs qui se saisissent de la moindre faille. Internet a connu cela. Cela correspond aux défauts de jeunesse de tout nouveau système, indique Gilles Babinet. Certes, il y a de bons et de mauvais moocs. Mais je suis certain que la société de demain va sacraliser la cognition et les pratiques éducatives. Les transmetteurs de savoir seront au centre de tout. » Peut-être, demain, la solution sera-t-elle hybride : pour répondre aux besoins spécifiques de petits groupes d'étudiants, des formations, plus ciblées, mêlant cours à distance et activités en « présentiel » pourraient troquer le « m » de massive contre le « s » de small (petit) pour devenir des psocs (small private online classes). « Je crois beaucoup au "mashup", qui permet aux enseignants et étudiants de mélanger des ressources et des matériels éducatifs libres pour enrichir leurs propres cours », explique Sophie Touzé, représentant la France auprès de l'Open Education Consortium. La révolution numérique de l'éducation ne fait que commencer.

 

(1) L'Ere numérique, un nouvel âge de l'humanité, éditions Le Passeur, 2014.
(2) Sorbonne Paris Cité regroupe quatre universités et quatre grandes écoles.


Isabelle, chef de projet dans l'informatique et “Serial moocqueuse”

« J'ai entendu parler pour la première fois des moocs dans Courrier international. Un article citait l'exemple d'un type au fin fond de la Mongolie qui avait suivi des cours et passé des examens [la belle histoire de ce jeune homme de 16 ans d'Oulan-Bator qui a depuis intégré le MIT, a fait le tour du monde, NDLR]. Ça m'a intéressée. J'ai démarré avec deux amies : on a jeté un oeil sur Coursera et choisi un mooc de psychologie sociale de l'université de Wesleyan (Connecticut). Ce premier cours était génial grâce à son professeur, Scott Plous. Il demandait quand même un peu de boulot et beaucoup de lecture. Je le suivais durant ma pause déjeuner et un peu le week-end. Même chronophage, cette première expérience m'a donné envie de poursuivre. J'ai enchaîné avec un cours sur l'introduction au marketing de l'université de Wharton (Pennsylvanie) : les profs étaient moins enthousiasmants, mais j'ai encore beaucoup appris. Puis un autre sur la construction des réseaux de l'université de Washington, plus technique et difficile à appréhender. Le dernier, sur la gestion de carrière, de l'université de Londres, je l'ai suvi en dilettante. Par manque de temps, je participe peu aux forums. Mais je fais les quiz et j'ai même passé l'examen de psychologie sociale, alors que j'étais en vacances au Canada, un soir, dans une auberge de jeunesse. Ces cours comblent ma curiosité : c'est extraordinaire d'avoir autant de bonnes ressources disponibles ! C'est la caverne d'Ali Baba : je pourrais passer ma vie à suivre des cours sur Coursera, si je n'avais que ça à faire ! » – Propos recueillis par E.S.
Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus