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Le lendemain de la veille urbaine #7: la dérive

Le lendemain de la veille urbaine #7: la dérive

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Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…


L’autoroute périphérique, inaugurée dans un esprit de triomphalisme

chauvin, a rapidement dégénéré en voie de service pour déchets

toxiques, en site où déporter les désastres des ères précédentes;

vestiges d’asiles et d’hôpitaux, d’usines de munitions et de champs de tir.

La route permit la création de nouveaux lotissements Legoland.

La circularité de la M25 n’est qu’apparente, en réalité c’est une série de

lignes droites mal ajustées, de sprints locaux (de Potters Bar à Waltham

Abbey, d’Upminster à Purfleet, de Shoreham à Godstone), ou de bretelles

menant directement aux principaux centres commerciaux en bordure,

Bluewater et Lakeside, à Thurrock. Toute tentative pour faire le tour

de ce circuit, ou pour affronter le trajet, en appelait à des métaphores

de la folie. L’automobiliste dans son armure-à-roulettes, avec son

moteur à essence, ses gaz d’échappement infects, ses circuits électroniques

défectueux, signait un contrat avec le dérangement sensoriel,

les hallucinations dues au diesel. Il (ou elle) vivait le genre de passage

par l’aliénation, l’effondrement et la réintégration, que préconisaient

R.D. Laing et les antipsychiatres des années1960.

Sur leurs buttes en bord de route, les châteaux d’eau italianisants

et solitaires de Shenley, Claybury et Dartford deviennent les repères,

les points cardinaux d’une carte de la folie. Qu’une chose ait disparu,

ne soit plus visible, ne signifie pas forcément qu’elle n’est pas là. [1]

Un dispositif de veille est un crible à l’envers : alors que vous pensez filtrer des liens, ce sont eux qui vous trouvent et imposent leur logique d’assemblage et d’interrelation sous la lunette floue de vos pensées. Ça a débuté lundi par un cratère intrigant, inexplicable et innommable. J’allai depuis flânant en 80 gigapixels dans un Londres où je tentais de débusquer quelques anciennes utopies architecturales, tel le quartier brutaliste de Barbican, mon préféré, celui où j’aime boire un café en terrasse pour admirer les saillances de ces gratte-ciels de béton que vomit la City arrogante. J’eus bientôt envie d’une immersion plus complète et de parcourir Londres et toutes les villes à travers elle, comme dans ce film de Theo TagholmDrift : dérive — dont le protagoniste dit quelque chose comme « Je dérive, mi endormi mi éveillé, traversant la ville que je me remémore sans y être jamais allé ».

Et puis m’arrive la nouvelle de la parution en français de London Orbital. Iain Sinclair est, je crois, un des représentants de la London Psychogeographical Association, fondée par la branche anglaise de l’Internationale Situationniste en 1957. London Orbital ne se résume pas, c’est le chemin de croix de la flânerie urbaine contemporaine, une épopée mystique qui se mesure à l’autoroute circulaire M25 comme à l’expérience métaphysique de l’éternel retour du même. C’est la forme romanesque la plus accomplie de la dérive scientifique. Drift.

Guy Debord et ses amis ou héritiers ont institué les premiers la théorie de la dérive comme méthode d’analyse urbaine. La dérive est le passage rapide entre les ambiances urbaines. « La dérive est une technique du déplacement sans but. Elle se fonde sur l’influence du décor », écrit Guy Debord dès 1954. On ne citera pas ici tous les écrivains qui ont couru les rues de Paris, du Second Empire à nos jours. Après la lecture du Paysan de Paris et de Nadja, ce sont surtout les rencontres d’Ivan Vladimirovitch Chtcheglov, alias Gilles Ivain, puis du peintre danois Asger Jorn (fondateur du groupe Cobra) qui ont conforté Guy Debord dans ses thèses « scientifiques » de psychogéographie. Les collages de cartes que Debord réalise avec Asger Jorn donnent lieu au célèbre Guide psychogéographique de Paris, édité à Copenhague en 1957, peut-être guère à la portée de toutes les bourses aujourd’hui. On peut cependant télécharger gratuitement sur le site des Éditions Allia, quelques uns des meilleurs documents relatifs aux Internationales lettriste  et situationniste, avec notamment le beau guide tout déplié.[2] L’urbanisme des situationnistes avait peu à voir avec le courant corbuséen de la Charte d’Athènes et notamment les visions du Maître sur Paris. « Le Corbusier-Sing-Sing » (sic) est jugé par Guy Debord comme étant « nettement plus flic que la moyenne », ajoutant que « si l’Urbanisme moderne n’a encore jamais été un art — et d’autant moins un cadre de vie —, il a par contre été toujours inspiré par les directives de la Police » (Potlatch N°5, 20 juillet 1954). Dans son Essai de description psychogéographique des Halles, publié dans l’Internationale situationniste de 1958, Abdelhafid Khatib défend les Halles Centrales — promises au déplacement hors de Paris — en tant que « plaque tournante » des unités d’ambiance du Paris populaire, et dont on pourrait tirer modèle pour un « urbanisme mouvant » au service de « l’éducation ludique des travailleurs », qui édifierait « des labyrinthes perpétuellement changeants à l’aide d’objets plus adéquats que les cageots de fruits et légumes qui sont la matière des seules barricades d’aujourd’hui ».

Dérive. Mon amie Ethel Baraona diffusait cette semaine sur Twitter un bel article de Denis Wood qui montre qu’en même temps que se déroulaient les expériences de psychogéographie des situationnistes, l’américain Kevin Lynch systématisait l’analyse visuelle de la ville conçue au fil du cheminement, répertoriant le parcours, les nœuds, le secteur, les limites, les repères de l’espace urbain.[3] Un des disciples de Lynch, David Stea, fonda même à l’Université Clark le premier enseignement « de psychogéographie », sans d’ailleurs connaître ni mesurer l’antécédent de Guy Debord.

Dans le sillage de ces mouvements de pensée convergents sont apparus de multiples outils et cartes à valeur iconique, qu’on ne saurait tous reproduire ici, même si les américains sont volontiers porteurs d’applications plus pragmatiques que ne l’étaient les collages d’unités d’ambiance issus des dérives situationnistes. Un logiciel permet par exemple de visualiser l’évolution de la représentation de l’espace urbain au gré du déplacement, reprenant une des dimensions essentielles des analyses perceptives de Lynch. Le « bio-mapping » de Christian Nold élabore pour sa part des cartes sensorielles de la ville qui prétendent refléter l’intensité émotionnelle de certains espaces, dans l’est de Paris par exemple. D’obédience plus politique sont les mouvements d’activisme cartographique, tel celui qui invente des parcours new-yorkais à l’abri des caméras de surveillance.

Ces « technologies du Soi » relancent l’antienne psycho-philosophique de la classification des passions, ce qui n’est guère étonnant si nous considérons la domination idéologique des neurosciences dans l’espace conceptuel contemporain. Nos amis de ecosistema urbano relayent ainsi une étude que la Harvard Medical School a consacrée aux relations de la ville et du cerveau humain et qui dit en substance que marcher dans la rue et se soumettre aux stimuli de l’agitation urbaine affectent nos capacités de mémoire et d’attention… Belle affaire que voilà ! Personnellement, je préfère aux grossièretés cognitivistes de ce genre un matérialisme qui n’efface pas à si bon compte la dimension symbolique du rapport à l’espace urbain. Comme l’écrit Gianfranco Marrone, de Palerme, dans un article paru cette semaine dans les Nouveaux Actes Sémiotiques, le dualisme qu’il s’agit de dépasser est celui qui sépare « d’un côté la réalité urbaine concrète et de l’autre sa représentation fictive : si la ville est un référent imaginaire c’est parce qu’elle est en même temps concrète et abstraite, vécue et pensée, subie et créée ».

Ce dépassement du dualisme dans la considération de la ville, c’était, il me semble, l’ambition de Michel Foucault au travers de ses thèses éducatives de 1966 sur la notion d’hétérotopie. L’espace hétérotope se distingue de l’espace utopique, lequel se désignerait en quelque sorte lui-même comme étant « hors du temps », existant sans lieu et sans continent « réel ». L’hétérotopie qualifie par contre les contre-espaces, des enclaves radicalement autres dans le quadrillage rationnel et fonctionnel des lieux réels. Foucault cite les investissements symboliques des jeux d’enfants, mais aussi les villages du Club Méditerranée et les cimetières ou encore les grands bateaux du XVIe siècle. L’hétérotopie juxtapose des dimensions opposées, les enchevêtre. Je pense qu’on a ramené à tort les énoncés de Foucault à de charmantes descriptions empiriques ou sociologiques de « non-lieux » ou « hors-lieux », alors que leur portée est essentiellement d’histoire littéraire et de sémiologie. Dans l’œuvre majeure du philosophe, on ne voit d’ailleurs pas de mention de ce concept d’hétérotopie. C’est peut-être davantage au niveau des préfaces de romans et critiques littéraires ou esthétiques de Foucault, sur Roussel ou Klossowski, Blanchot, Manet ou Boulez par exemple, que l’on trouvera matière à déplier le plan des hétérotopies. L’échappée de la vie hors de la discipline, ce déplacement qu’est la fiction et que l’art insuffle à l’espace de la lecture, de nos représentations, cette accidentalité de l’imaginaire sur le réel, cette dérivation : voilà ce qu’est pardessus tout l’hétérotopie. Elle qualifie l’espace comme tout autre chose qu’une entité a priori à l’égard de laquelle nous serions dans une relation unilatérale, empirique et totalisante. En ce sens, la ville elle-même, lorsqu’elle existe encore en tant que référent imaginaire global, et porteur de multiples effets de sens, serait hétérotopique. Lorsqu’elle existe.

ÉCOUTEZ Les hétérotopies, Juxtaposition D’espaces Incompatibles

La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…

Le trompe l’œil numérique sur les façades des bâtiments contemporains http://ow.ly/3dwf8 // Déjà vu mais c’est beau: les sculptures de papier http://ow.ly/3fvXQ // « Natures urbanisées », c’est la dernière livraison de la revue Ethnologie française http://ow.ly/3dHqU // A collection of architectural drawings http://ow.ly/3ekvz // Some very Bladerunner Architecture http://ow.ly/3ekxb // Nick DeWolf Photo Archive sur Flick’R: une vie entière d’amoureux des villes http://ow.ly/3ekD1 // « Nous avions compris que faire une ville verticale ce n’est pas faire un tour! » http://ow.ly/3dwev // Morpho Towers par Sachiko Kodama http://ow.ly/3dwfN // Les diagrammes qui ont changé la face du monde http://ow.ly/3eIOJ // Le bombardement de Barcelone en 1938, quelques images d’archive saisissantes http://ow.ly/3f7dP // Un magnat de l’aluminium des années 1920 avait fait construire cette ville fermée, à 240km de #Quebec http://ow.ly/3f7ft Arvida // L’approche de NYC dans les jeux vidéo http://ow.ly/3ekBx // Cinquantième anniversaire des tours Marina City à Chicago http://ow.ly/3f7hw // Failures in Thailand’s Shopping Mall Urbanism http://ow.ly/3dRwQ Introvert urbanism in Bangkok // Infini palimpseste où se succèdent des strates d’écrits qui composent le Dossier de notre présent http://ow.ly/3dREA // Un jeu vidéo reconstruit Rome sur la base de la carte Renaissance de Leonardo Bufalini. Assassin’s Creed: http://ow.ly/3ekA2 // Monsieur Hulot, seul sur l’esplanade du CNIT http://ow.ly/3euqG // Ils ont filmé la totalité du trajet du train Bergensbanen, en Norvège http://ow.ly/3eunR Mixage de DJ sur les 7h1/2 de film // Study of the influence of urban street configuration on the pattern of commercial office rents #Berlin http://ow.ly/3eupz // Une course vers le ciel. Mondialisation et diffusion spatio-temporelle des gratte-ciel http://ow.ly/3foBy // Pisser chez RATP http://ow.ly/3fxK1 marquage // A Beyrouth, le rêve est inspiration d’architecture http://ow.ly/3fxLa // Hell Gate Bridge, pour des trains aériens à NYC en 1917 http://ow.ly/3fPx6 // 1.200 petites voitures Hot Wheels lancées à pleine vitesse sur 18 voies http://ow.ly/3ftmy // On sectionne bien des lignes de métro: l’époque des deux Berlin http://ow.ly/3ekyt

***

[1] Iain Sinclair, London Orbital, traduction française aux Éditions Inculte. Vous pouvez télécharger l’incipit ici.

[2] Téléchargez le Guide psychogéographique de Paris déplié.

[3] Téléchargez l’article de Denis Wood, “Lynch Debord: About Two Psychogeographies”, Cartographica (volume 45, issue 3), pp. 185–200.

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Madonelles des carrefours

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Rives

10 Commentaires

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par Frédéric Deschamp, URBAIN trop URBAIN. URBAIN trop URBAIN a dit: Notre meilleur de la veille urbaine de la semaine écoulée, sur Urbain, trop urbain! http://ow.ly/3gE4A #links #Sinclair #Foucault #Debord […]

  2. […] ne soit plus visible, ne signifie pas forcément qu’elle n’est pas là. [1] […]

  3. Jérôme Schmidt
    à

    Bonjour,
    Superbe article:) je suis l’éditeur du « london orbital », et je cherche le « Guide psychogéographique de Paris » — l’auriez-vous ? Cela m’intéresserait de le voir, peut-être pour le rééditer…
    Bien à vous
    Jérôme

  4. Bonjour Jérôme. Comme signalé, il en coûte un peu cher aujourd’hui de se procurer le Guide(4000 euros au bas mot), édité à Copenhague qui plus est, en même temps que l’autre document de psychogéographie situationniste, Naked city, qui a carrément été encarté dans le livre d’Asger Jorn (réédité chez Allia il me semble). Par contre, j’ai un doute sur le contenu éditorial du Guide: contenait-il du texte? Toute les représentations que nous en avons montrent le plan, cette fameuse découpe avec les flèches entre les unités d’ambiance parisiennes. Mais aucun fac-simile ne mentionne de texte. Quid du verso du plan? Je ne sais. Dans l’édition « Quarto » de Debord, aucune mention. Il faudrait voir cela avec un spécialiste, ce qui ne doit pas manquer sur Paris.
    Mes amitiés et tout mon respect pour le beau travail éditorial sur London Orbital!
    Matthieu.

  5. jerome schmidt
    à

    Bonjour Mathieu,

    Merci pour toutes vos précisions ! Je vais voir du côté d’Allia, qui devrait pouvoir m’en dire plus. En tout cas, si un jour l’idée vous venait d’un texte plus long sur le sujet, ou d’une anthologie de textes critiques sur l’architecture, je serais très heureux de les lire, et éventuellement les publier.

    Bien à vous
    Jérôme

  6. thomas p
    à

    Bonjour,
    Article éminement intéressant… je crois que c’est la première fois que je trouve quelque chose d’aussi en réponse à mon attente du moment sur internet ! Je cherchais justement quelque chose sur le « conditionnement » de la pensée » au travers des paysages. Merci !!!

    Thomas
    http://www.midiasaporte.net

  7. lea matala
    à

    bonjour,
    vous pouvez consultez le guide à la bibliothéque kandinsky au centre george pompidou
    merci

  8. […] dans les termes que lui donne Régine Robin. Prenant comme référent de son parcours sidéral et psychogéographique autour de la M25 les Rêveries de Rousseau, Iain Sinclair a utilisé une superbe métaphore que […]

  9. […] déjà écrit ici que l’urbanisme des situationnistes avait peu à voir avec le courant corbuséen de la Charte d’Athènes, mais qu’il y avait aussi peu de […]

  10. […] — Le lendemain de la veille urbaine #7 (flyer […]

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