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Ne pas battre en retraite

Arguments contre une réforme et pour une lutte


26 octobre 2010

Nous republions, avec l’amicale autorisation de La Princesse de Clèves islamogauchiste, un texte nécessaire face à la désinformation médiatique et au refrain écoeurant de la « prise en otage des usagers par les grévistes ». Le texte n’est pas signé, son titre original est : « Retraites : des arguments pour nourrir la réflexion, des arguments pour entrer dans l’action ».

1. Démocratie bafouée

« Le droit à la retraite à 60 ans doit demeurer. »

Nicolas Sarkozy (discours prononcé le 6 avril 2007, lors de la rencontre Femmes et Egalité des chances)

Cette déclaration est parfaitement conforme au projet et aux professions de foi du candidat Sarkozy où il n’est à aucun moment question de revenir sur la retraite à 60 ans (seule la réforme des régimes spéciaux est évoquée dans ces documents). À l’heure où la contestation s’exprime de plus en plus fort dans le pays, le Président, le Gouvernement et le Parlement ne peuvent s’appuyer sur aucune légitimité démocratique qui leur aurait été accordée par le peuple. Le seuil de 60 ans a été fixé en 1981 suite à l’élection d’un candidat qui en avait fait une promesse de campagne. Celui ou celle qui voudrait remettre en cause ce seuil devrait s’appuyer sur une légitimité comparable. En l’espèce, tel n’est pas le cas. Pour tout démocrate considérant que le seul juge de paix est le suffrage universel, l’intransigeance gouvernementale, son entêtement à dire qu’il n’y pas d’alternative, son refus de négocier avec les syndicats, sont inacceptables et relèvent d’une dérive dictatoriale.

Quand il n’y a plus de légitimité, il ne reste que la force. Les violences policières des ces derniers jours le prouvent (par exemple, le jeudi 14 octobre, un lycéen de Montreuil, déplaçant une poubelle devant son établissement, a été grièvement blessé par un tir de flash-ball, sous les yeux de ses camarades et des professeurs).

2. Allongement de l’espérance de vie : un argument fallacieux

« Si l’on vit plus longtemps, on doit travailler plus longtemps, ce n’est pas un choix idéologique, ce n’est pas un choix dogmatique, c’est une question de responsabilité. »

Nicolas Sarkozy (extrait d’un discours clôturant une réunion de la CGPME, Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises, prononcé à Paris le 15 juin 2010)

Pourtant, c’est au regard de l’espérance de vie en bonne santé (et non de l’espérance de vie de la naissance jusqu’à la mort), qu’il faut apprécier les seuils de 62 et 67 ans (chiffres INED – Institut Nat. Des Etudes Démographiques) :

 Hommes : 63,1 ans

 Femmes : 64,2 ans

 Ouvriers : 59 ans

 Cadres : 69 ans

Enfin, un salarié sur dix meurt avant 60 ans (INSEE, septembre 2009).

Qui ne connaît pas des parents, amis, collègues qui n’ont pas pu bénéficier de leur retraite ?

3. La pire « réforme » d’Europe

La « réforme » Sarkozy-Woerth est l’une des rares en Europe qui, tout à la fois, recule les âges de la retraite (âge de départ et âge pour le taux plein) et allonge la durée de cotisation. Et c’est en France que le rythme de relèvement des seuils d’âge est le plus rapide (4 mois par an de recul de l’âge contre 1,3 en Allemagne, 2 en Grande-Bretagne).

4. Le « choc » démographique : une fausse évidence

Extraits de L’Enjeu des retraites, ouvrage de Bernard Friot, professeur à l’Université Paris 10 Nanterre  [1].

« La proportion d’actifs occupés reste stable dans un PIB en constante augmentation. L’indicateur (le nombre de personnes ayant 60 ans et plus rapporté au nombre de personnes ayant entre 20 et 59 ans) a vocation a être alarmant : alors qu’en 2000 il y avait 4 personnes de 60 ans ou plus pour 10 personnes ayant entre 20 et 59 ans, en 2050, il y en aura 7. (…) Le rapport des plus de 60 ans sur les 20-59 ans n’est en aucun cas un indicatif du rapport entre actifs occupés (ceux qui ont un emploi) et inactifs, le seul qui ait un sens économique. Car les inactifs incluent aussi les moins de 20 ans (dont le nombre rapporté aux 20-59 ans diminue) tandis que tous les 20-59 ans ne sont pas des actifs occupés : le taux d’emploi de cette tranche d’âge n’est que de 76%. (…) Le ratio inoccupés / occupés était de 1,62 en 1995, il devrait se situer en 2040 entre 1,66 à 1,79 selon les projections en matière de chômage, la baisse du poids des enfants et des jeunes (qui coûtent aussi cher en dépenses publiques et privées que les retraités) compensant la hausse de celui des retraités.

D’autre part, le choc démographique repose sur le postulat d’absence de gains de productivité. Or, on peut produire autant avec 1 actif pour 1 retraité qu’avec 2 actifs pour 1 retraité. Le raisonnement selon lequel le recul de la part des actifs occupés rendra impossible le financement des retraites en répartition est aussi absurde que si l’on avait prédit au début du XXème siècle la famine pour la France du XXIème siècle parce que la part des paysans allait se réduire à moins de 3% de la population. Personne en réalité ne postule l’absence de gains de productivité dans l’avenir : ce qui est postulé dans l’argument démographique, c’est que les gains de productivité continueront à n’aller qu’aux actionnaires  [2].

La croissance du poids des pensions dans le PIB ne pose aucun problème.

Au cours des 50 dernières années, les pensions sont passées de 5 à 13% du PIB, alors qu’au cours des 50 prochaines années, elles devraient passer de 13 à 18% : le poids des pensions a été multiplié par 2,6 de 1950 à 2000, il devrait l’être par 1,4 seulement d’ici 2050. Cette décélération (alors que le discours du choc démographique suppose une accélération fantasmée) signifie évidemment une plus grande facilité demain à absorber la hausse du poids des pensions alors même qu’elle l’a été sans difficulté jusqu’ici. Cette facilité s’explique simplement : le PIB doublant de volume tous les 40 à 50 ans, la progression plus rapide d’un de ses éléments s’accompagne de la progression, et non pas de la régression, de la richesse disponible pour les autres composantes. (…) Notre PIB est de 2 000 milliards, dont 260 (13%) pour les pensions, reste donc 1740 milliards pour les actifs, les investissements (et le profit parti en fumée dans les opérations financières) ; il y a 50 ans, sur un PIB de 1000 milliards, les petits 5% de pensions ne laissaient que 950 milliards aux actifs, à l’investissement et au profit parasitaire ; dans 50 ans, le PIB sera de 4 000 milliards, et les gros 20% de pensions laisseront 3 200 milliards aux actifs et à l’investissement. Certes, on sera passé en un siècle de 50 à 800 milliards de dépenses de pensions (et toute la ficelle des réformateurs est de ne présenter que cette progression), mais dans un PIB passé, lui (en euros constants), de 1 000 à 4 000 milliards alors que la population aura nettement moins que doublé. Il n’y a aucun problème démographique. (…) Le financement des retraites sans augmentation de la durée de cotisation ni baisse du taux de remplacement ne pose aucun problème : si l’on reprend les données du Conseil d’orientation des retraites dans son rapport de 2001, il suffit d’augmenter le taux de cotisation patronale de 0,37 points par an, soit en moyenne le quart du taux de croissance. »

5. L’emploi : une question-clé, étrangement absente du débat

Face à un problème démographique, la réponse serait démographique… Non contents de recourir à une analyse fallacieuse des évolutions démographiques  [3], le Président de la République et le Gouvernement oublient (volontairement ?) le chômage de masse et le sous-emploi.

Quelle est la situation ? Le chiffre officiel est 2,7 millions de chômeurs (source : Rapport DARES de septembre 2010). Mais ce chiffre est partiel car seule la catégorie A (ne pas avoir travaillé du mois) est comptée :

 si on compte les catégories B et C (ayant exercé une activité réduite de moins de 78h par mois), on arrive à 3,97 millions de chômeurs ;

 si l’on rajoute les catégories D et E (non tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi pour diverses raisons – stage, formation, maladie, emploi aidé, etc.), on arrive à 4,5 millions de chômeurs ;

 il faut alors compter les 1,3 millions de RSA (ex-RMI) qui pour la plupart ne sont pas inscrits à l’ANPE, les seniors de + de 55 ans, les quatre départements d’outre-mer, et on arrive à 6 millions de chômeurs ou sous-employés.

6 millions de chômeurs, soit 25% de la population active. Plus précisément :

 6/10 des seniors (salariés âgés de + de 55 ans) sont hors emploi à l’heure de la retraite (et ça s’aggrave : +21% de chômage des plus de 50 ans entre mars 2009 et mars 2010) ;

 1/4 des 16-24 ans sont au chômage.

Les projections établies à partir des mesures de recul de l’âge de départ en retraite révèlent que, d’ici 2016, un million d’emplois ne seront plus disponibles pour les jeunes arrivant sur le marché du travail (élément auquel il faut ajouter l’effet de la suppression de 300000 emplois dans la fonction publique).

Dans ce contexte, on peut légitimement s’interroger sur les objectifs du gouvernement ? Pourquoi occulter la question de l’emploi alors qu’elle est une des clés du financement des retraites ? (voir 7/)

En effet, le relèvement de l’âge de la retraite devrait générer 1,2 milliards d’économies à l’horizon 2015. Or, 100000 emplois créés, c’est 1,5 milliards de recettes pour la sécurité sociale. Dès lors, se focaliser sur la question du chômage et du sous-emploi semble plus décisif que de faire une fixation sur les évolutions démographiques et sur les relèvements des âges de départ en retraite.

Sommes-nous impuissants face au chômage ? Il y a de fortes raisons d’en douter lorsque l’on sait que les 35h, malgré leurs limites, ont permis 400000 créations nettes d’emplois. Et lorsque l’on sait que les 35h sont la bête noire de la majorité actuelle, on ne peut que s’interroger davantage sur ses motivations réelles.

6. La France, pays riche dont la richesse est injustement partagée

1800 milliards environ, c’est la somme des richesses produites (valeur ajoutée brute) par le travail en 2009. Les salaires (nets ou socialisés via les cotisations sociales) représentent 68% de ce gâteau. En 1982, ce pourcentage s’établissait à 76%. Si cette situation s’était maintenue, 130 milliards supplémentaires seraient immédiatement disponibles pour les salaires et la protection sociale (il ne faut pas chercher plus loin la cause de l’augmentation des besoins de financement de nos retraites). Cet accroissement des profits dans la valeur ajoutée s’explique essentiellement par le maintien du chômage de masse et la compression des salaires. La part de richesses revenant aux actionnaires a littéralement explosé (5% des profits en 1985 / 25% en 2010, selon le rapport Cotis de l’INSEE).
Loin de remettre en cause cette évolution défavorable au monde du travail, le projet de loi sur les retraites la conforte puisque 85% de l’effort de financement des retraites est demandé aux salariés.

7. La voie royale pour les fonds de pension

Les deux piliers du projet de loi, allongement de la durée de cotisation requise pour obtenir une retraite à taux plein (41,5 annuités) et relèvement des seuils d’âge (62 ans – droit à la retraite – et 67 ans – droit à la retraite sans décote), accroîtront la difficulté d’accéder à une retraite à taux plein (autrement dit à une pension comprise entre 75 et 80% du salaire de référence).

Cela est d’autant plus vrai dans un contexte caractérisé par le sous-emploi des actifs de plus de 55 ans (vu que 6 sur 10 sont hors de l’emploi, comment croire qu’ils pourront prolonger leur activité jusqu’à 67 ans ?), le chômage et la précarité des jeunes, leur entrée tardive sur le marché du travail (la DREES – Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques – révèle qu’entre la génération née en 1954 et celle née en 1974, la durée d’assurance validée à 30 ans est passée de 39,8 trimestres à 30,8 trimestres). Tout porte à croire que le nombre de salariés validant une carrière complète (86% des hommes, mais seulement 44% des femmes, en 2004) diminuera drastiquement. Et toutes les carrières incomplètes seront sanctionnées par une décote diminuant le montant de la pension. A cela s’ajoute la dépréciation des pensions au fil du temps, du fait de leur revalorisation en fonction de l’évolution des prix et non de celle des salaires (mauvais coup des « réformes » de 1993 et 2003, puisque tendanciellement les salaires évoluent plus vite que les prix).

Conséquence : presque personne n’est certain de pouvoir cotiser 41,5 ans et / ou de travailler jusqu’à 62 ou 67 ans. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que cotiser 40 ans ne suffira plus à avoir une bonne pension :

 en 1998, salarié du privé et fonctionnaire ayant cotisé 40 annuités (carrière complète) pouvaient prétendre à une retraite équivalente à 80% du salaire de référence ;

 en 2015, du fait des réformes déjà réalisées, les salariés dans la même situation bénéficieront de pensions bien moindres (66,5% du salaire de référence pour un travailleur du privé et 61% pour un fonctionnaire).

Tous ces éléments se rejoignent pour saper la confiance des Français en leurs systèmes par répartition. Dès lors, pourquoi ne seraient-ils pas tentés par la souscription d’une assurance retraite privée (s’ils en ont les moyens, évidemment) ? C’est ce qu’entend encourager le MEDEF qui, par la voix de Laurence Parisot, plaidait en mai 2010, pour la mise en place d’un « nouveau dispositif très incitatif, voire obligatoire, de système de retraite par capitalisation ». L’enjeu est énorme : la protection sociale (assurance maladie, caisses de retraites…) principalement assise sur les cotisation sociales (c’est-à-dire le salaire indirect ou socialisé) représente actuellement un magot de plus de 400 milliards d’euros (dont 230 milliards de retraites) qui, reversés sous formes de prestations (remboursement de soins, pensions, allocations familiales…), échappent aux assureurs et à la loi du profit.

Depuis le début des années 90, nombre d’observateurs considèrent que les réformes successives des régimes de retraites sont inspirées par le souci d’ouvrir la voie aux fonds de pension et aux compagnies d’assurance.
Récemment, un scandale d’État, relayé par Mediapart et Le Nouvel Observateur, a révélé le bien fondé d’une telle analyse. Le groupe Malakoff-Médéric, entreprise se fixant pour objectif de s’accaparer 17% du marché des retraites complémentaires privées d’ici 10 ans (marché qui pourrait alors représenter 40 à 100 milliards d’euros), a engagé, pour le 1er janvier 2011, son groupe dans une alliance avec la CDC (Caisse des dépots et consignations), le bras armé financier de l’Etat, et sa filiale la CNP (Caisse nationale de prévoyance).

Voir la CDC, institution gérant le Fonds de réserve des retraites (sensé pérenniser les régimes de retraite par répartition), s’acoquiner avec un acteur plaidant pour le développement des retraites par capitalisation, n’est pourtant pas surprenant. En effet, le groupe Malakoff-Médéric est dirigé par Guillaume Sarkozy, frère du Président de la République et ex-numéro 2 du MEDEF. Pendant que l’un assèche les régimes de retraite par réparation (systèmes étrangers à la loi du profit), l’autre joue la carte de la capitalisation (avec l’espoir de toucher le gros lot). Une bien belle stratégie concertée en famille ! Un conseil : devenez actionnaire du groupe Malakoff-Médéric avant que le cours en bourse ne s’envole !

Notes

[1Éditions La Dispute, 2010. Citations tirées des pages 113 à 118.

[2Voir le point 6 de ce texte.

[3Voir le point 4 de ce texte.