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De la rationalité à la mise en pratique d'une veille opérationnelle

Frédéric Marin |

La théorie de la rationalité est normative, mais son application rencontre des limites ... Certaines situations sont interdites à la volonté d’y arriver, vouloir ce qui ne peut être voulu ne suffit pas ! Comment alors passer du stade des questions posées aux réponses opérationnelles dont nous avons besoin dans notre domaine de l'Intelligence Économique ?

La théorie de la rationalité est normative

Elle permet aux personnes qui consultent leur oracle de savoir ce que ces dernières doivent faire, compte tenu d’une maximisation des gains ou avantages tirés, et d’une minimisation des dommages subis (ou inconvénients).

Avant tout définie sur le terrain économique, elle repose sur quelques fondements simples :

les personnes sont confrontées à un ensemble de situations possibles, toutes connues de ces dernières ; chacun des comportements ou situations entraîne des conséquences, dont les différentes chaînes sont également connues des personnes ; les personnes connaissent leur système de préférence (les croyances de la personne sont formés de manière rationnelle également) ; le choix effectivement fait est supposé maximiser le gain et minimiser les dommages.

Mais son application rencontre des limites ...

D’abord, l’ensemble des situations possibles (faisables) est donné indépendamment des systèmes de préférences. Dans le cas d’Ulysse et les sirènes, Ulysse, placé dans une situation urgente de prise de décision rationnelle (s'écarter du lieu dangereux) contradictoire avec sa volonté profonde (écouter), va au contraire chercher à réduire les situations faisables compte tenu de son système de préférence : il crée de toute pièce une situation faisable (rationnelle) pour pouvoir y choisir sa préférence (à l'origine irrationnelle) ; il a ainsi une attitude rationnelle face à sa propre irrationalité, niant le fait même de l’irrationalité. Mais peut-on en déduire qu’une action n’est rationnelle que si elle procède d’un mobile rationnel ? Comment sortir de ce piège réflexif consistant à définir la rationalité plus ou moins grande d’une préférence, alors même que cette rationalité dépend de l’action qui y conduit ?

Ensuite, le comportement de l’agent face au temps est source de perplexité pour lui, qui par myopie aura tendance à privilégier un gain certain à court terme plutôt qu’un avantage incertain plus important à long terme (paradoxe de Saint Pertersbourg). Il faut avoir à l’esprit le fait que l’homme, par opposition à l’animal, est capable de se déterminer par rapport au temps ; sans toujours utiliser cette force qui est la sienne, il est capable de s’organiser et s’armer pour décider, en tenant compte de cette marge d'erreur induite qu’il aura préalablement identifiée et prise en compte dans son processus de prise de décision.

Enfin, l’agent ne peut être vu en situation de classement rationnel parfait :

les prédictions peuvent être mal définies : différenciations de situations et de contextes incertains et ambiguës, conséquences non évaluables et probabilisables, absence de solutions rationnelles en cas d’interactions stratégiques avec de nombreux autres participants, quantité d’information à réunir par l’agent aboutissant à une régression à l’infini... ; les prédictions peuvent être fausses , le comportement de l’agent déviant pour de multiples raisons : croyances influencées par des mécanismes non rationnels, faiblesse de volonté, système de préférence non rationnel. La force de la théorie de la rationalité vient du fait que la communication avec autrui ne peut que reposer sur le présupposé de la rationalité de l’interlocuteur, ce qui n'est pas véritablement le cas.

Certaines situations sont interdites à la volonté d’y arriver

Le fait de les vouloir les rend d’accès impossible : certains de ces états étant souhaitables, on peut chercher à les atteindre, mais on ne peut y arriver. Y arrivant malgré tout, du fait d’un concours de circonstances non maîtrisées, on peut chercher à les expliquer à travers un certain enchaînement causal.

On se leurre doublement dans ce cas :

toute tentative consciente d’arriver à un état secondaire est vouée à l’échec ; l’existence même de l’état signale de par lui même l’absence de l’action que l’on veut explicative. La spontanéité, l’altruisme, toute vertu morale, par exemple, appartiennent à ces états, inaccessibles à la simple action de la volonté. Platon nous explique pourtant que la vertu s’enseigne. La vertu s’apprend, s’applique, mais Platon nous dit surtout que cette dernière résulte de multiples chaînes causales entremêlées, et s’obtient, s’atteint plutôt, par approfondissements multiples, successifs, et progressifs.

Bien qu’un individu ne puisse produire un état de cette sorte, schizoïde par nature (je veux mais ne peux pas), il peut mettre en Å“uvre des stratégies plus ou moins sophistiquées pour y parvenir. Parmi ces dernières, il convient de se méfier tout particulièrement de celles qui reposent sur des règles :

la conscience repose d’abord sur l’internalisation des règles ; elle intègre ensuite, à un plus haut niveau, un état autonome se caractérisant par une tolérance de l’ambiguïté, permettant d’atténuer la rigueur de la justice distributive par la tolérance, la pitié et la compassion, ... ; toute tentative de bâtir sa stratégie sur l’ordre d’obéir et la volonté d’impressionner ses ‘sujets’ est auto destructrice car vouée à l’échec par élimination, d‘abord, du sujet, et par voie de conséquence, du donneur d’ordre qui n’existe dans ce sens que par la présence du sujet. L'école de Palo-Alto a travaillé sur la théorie de la rationalité, et mis notamment en avant les idées de « l’observateur qui doit nécessairement s’inclure lui-même dans le système observé », et de « l'étude du comportement interpersonnel », « une ' personnalité ' ne pouvant être définie en faisant abstraction du réseau complexe de relations interpersonnelles qu'entretient la personne dans son quotidien ».

L'individu intègre, dans son champ de classement rationnel, l'ensemble du champ de l'émotion et de l'identité de l'agent, « observateur » de la stratégie qu'il a mis en place ; son comportement se définit, dans ce cadre, selon l'échelle du temps, de l'image qu'il a de lui, et de celle qu'il veut donner à son entourage.

Toute mise en oeuvre de stratégie visant à arriver à un « Ã©tat second », une situation interdite à la volonté d'y arriver, doit tenir compte de ces éléments, intégrant en tant qu'ingrédients indispensables le double fait de sa propre autonomie et de l'oubli indispensable de ses objectifs pour ceux auxquels elle s'applique (comment s'endormir, en période d'insomnie, sans oublier que l'on veut s'endormir ?).

Vouloir ce qui ne peut être voulu

Il en est de même pour l'entreprise, voulant maîtriser son environnement informationnel afin d'alimenter son système de prise de décision stratégique, et pour la communauté qu'elle représente, partageant les mêmes objectifs, chacun de ses membres assurant une partie de la veille sous-jacente.

La stratégie pouvant être envisagée, dès lors, est de développer des comportements informationnels s'appuyant sur les champs de l'émotion et de l'identité de chacun des agents et de la communauté qu'ils forment, avec l'objectif non avoué (on ne peut ce que l'on veut) de rendre transférable des logiques d'innovation et de développement par le partage de l'information et des connaissances ; c'est une véritable démarche consciente de sérendipité visant à masquer la stratégie suivie pour amener les agents dans un état de second ordre qu'ils n'auraient pu atteindre par leur seule volonté.

Ce management des connaissances implique nécessairement un mode de circulation de l'information non normé ; c'est un truisme de dire que l'information amène à la connaissance, et que celle-ci, à nouveau partagée, amène à une connaissance d'un niveau supérieur. Le schéma classique du « cycle du renseignement », qui imprègne encore tant l'enseignement et la pratique de l'Intelligence Économique, trouve ici ses propres limites : l'information est périmée avant d'avoir pu parcourir l'ensemble du spectre des validations et processus de transfert aux échelons supérieurs pourtant censés être en situation d'incertitude informationnelle.

Un mode de circulation semblant plus adéquat correspond à une libre mise à disposition de l'information au bénéfice de l'ensemble de la communauté : la définition du périmètre de cette dernière est véritablement délicate, car, pour se cantonner au monde de l'entreprise, doit-on s'arrêter aux frontières de celle-ci, celles de ses relations partenariales avec des « tiers de confiance », ou aller jusqu'à inclure les différents éco-systèmes dans lesquels cette dernière évolue, les réseaux de l'innovation, les cercles institutionnels régionaux et/ou locaux …

Ces réflexions semblent fécondes, mais comment passer du stade des questions posées aux réponses opérationnelles dont nous avons besoin dans notre domaine de l'Intelligence Économique ?

Une évolution nécessaire des pratiques

La réflexion méthodologique, la recherche plus fondamentale, nourrissent la pratique par les nouveaux moyens qu'elles procurent, permettant à cette dernière de toujours se refonder ; la mise en oeuvre de fonctions opérationnelles, pour pouvoir en étendre le périmètre d'application aux acteurs économiquement les plus fragiles, doit faire l'objet d'une industrialisation poussée en rendant ces moyens compréhensibles, applicables, adaptés.

Pour reprendre une réflexion d'Olivier Ertzscheid, Enseignant-chercheur en Sciences de l'information et de la communication (la Roche sur Yon), il faut prendre en compte « le passage des "technologies de l'intelligence" aux "technologies de la capillarité" » (La capillarité, nous apprend Wikipédia, est "l'étude des interfaces entre deux liquides non miscibles, entre un liquide et l'air ou entre un liquide et une surface.").

Appliquée au monde de l'information et de sa tectonique très particulière, l'usager doit pouvoir accéder à un ensemble cohérent d'informations produites par des sources « non miscibles », à travers des fonctions qui, par capillarité, agrègent, rassemblent et mixent des informations en provenance de sphères informationnelles distinctes. Ces fonctions doivent être accessibles (issues d'un modèle dont on a assuré la tranférabilité), et utilisables (leur technologie devant être masquée pour éviter les comportements de substitution par aversion technologique).

Mais l'usager doit surtout entrer dans une communauté de partage en gestation, à laquelle il va apporter du sens et du contenu, et pour laquelle il va contribuer à créer sa propre identité. La démarche, loin d'être purement technologique, est avant tout de l'ordre de l'accompagnement, dans la découverte progressive que fait l'usager des différentes capacités de son nouvel environnement et dont il les intègre dans son propre modus vivendi d'une manière tout à fait personnelle.

L'action d'Intelligence Economique tend dès lors à transférer à chaque usager, avec ses spécificités, l'art de la veille, de la fouille et de la recherche, de l'utilisation de l'information, et de sa transformation en connaissance stratégique, l'ensemble dans le cadre d'un management stratégique de l'information.

Nota Bene

Un groupe de réflexion s'est créé, à Caen, en Basse-Normandie. Il a engagé une dynamique de réflexion sur les conditions nécessaires, et suffisantes, pour passer des méthodes et principes de l'Intelligence Économique à leur mise en pratique opérationnelle.

Intégrant les réflexions théoriques autant que l'apport des nouveaux moyens pour une gestion efficiente et stratégique de l'information, il cherche et expérimente le dispositif permettant la meilleure adéquation entre un besoin défini avec précision à travers le court terme vital dans lequel il s'exprime, une attente plus difficilement verbalisable car portant sur un terme plus lointain et plus incertain, et l'ensemble des moyens et processus (organisationnels, méthodologiques et technologiques) dont la réunion permet d'apporter les réponses rationnelles à des situations teintées de non rationalité.

Ce groupe de réflexion s'exprime par le biais de contributions au « Cercle Les Echos », passées, et à paraître.

Fr̩d̩ric Marin Рalfeo.org (rapporteur d'un groupe de r̩flexion РCaen РBasse Normandie).





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