Trois idées reçues sur Internet

Antonio Casilli

Sciences Humaines N° 229 - Août - septembre 2011

— Idée reçue n°1 : Les internautes forcenés n’ont pas de relations sociales

Hacker sur le retour, Jay habite la ville de San José, en Californie. La quarantaine venue, il parle de son passé de programmeur avec les accents d’un ex-sportif de haut niveau : « Quand j’avais du code à écrire j’y allais à fond. Mais, d’un certain point de vue, ce n’était qu’un prétexte. Ce que je kiffais vraiment, c’était tout le récit héroïque qui allait avec : “Regarde, mec, j’ai fait 36 heures sans arrêt… Regarde j’ai perdu 2 kg”, et alors un autre copain disait qu’il avait fait mieux, qu’il avait fait 48 heures, qu’il n’avait pas pris une douche deux semaines durant. » Si l’on devait esquisser un portrait de l’internaute d’après les paroles de Jay, ce serait celui d’un compulsif qui n’existe que par et pour son ordinateur, un accro tassé derrière son écran, des jours d’affilée.

Il est évident que tous les internautes sont loin de se définir ainsi. Toutefois, la figure du geek solitaire et socialement maladroit imprègne notre imaginaire. Nous en oublions que ce stéréotype a été introduit il y a plus de trente ans, soit bien avant l’arrivée du Web, et renvoyait alors simplement à la figure de l’informaticien. C’est dans un ouvrage de 1976, Computer Power and Human Reason, que Joseph Weizenbaum dressa le portrait de ce « forcené de l’ordinateur », à la mise « négligée » et à l’hygiène « approximative ». Aujourd’hui encore, l’emmuré, le no-life qui pallie une solitude douloureuse en multipliant les contacts en ligne est un grand favori des romanciers populaires, des commentateurs et des analystes culturels en quête de raccourcis.

Mais pour peu que l’on mette à distance cette idée reçue, une image bien différente se dessine. Avec presque 2 milliards d’internautes connectés en réseau aujourd’hui, la structure démographique des populations en ligne reproduit de manière grandissante les régularités d’âge, de sexe et de niveau socioculturel du monde hors-ligne. Les usages informatiques ont cessé d’être l’apanage d’adolescents boutonneux ou d’introvertis névrosés.

Reste à connaître l’impact des technologies numériques sur la vie personnelle des usagers. Bien plus qu’à un bouleversement, la « révolution » du numérique ressemble à un glissement progressif des pratiques et des rythmes de vie. Une enquête menée sur plus de 4 millions d’étudiants universitaires en 2007 a montré que la grande majorité des centaines de millions de messages échangés pendant une année sur Facebook se concentrent pendant les cours ou les soirs en semaine. Pour les salariés de grandes entreprises, c’est plutôt entre 9 et 17 heures des jours travaillés. Bref, les interactions informatiques se concentrent dans les moments de plus intense socialisation des usagers. Elles épousent le rythme des rencontres en face à face. Elles ne se concentrent pas dans les heures de la nuit et n’empêchent pas les sorties entre amis. Significativement, le nombre de messages baisse pendant les week-ends des étudiants et devient virtuellement nul pour les employés.

Internet, comme l’affirme Manuel Castells, « ne remplace ni la sociabilité en face à face ni la participation sociale, mais il s’y ajoute (1) ». À juste titre, il doit être regardé comme un moyen de communication qui seconde la vie sociale de ses utilisateurs, au quotidien.

 

— Idée reçue n°2 : Internet, territoire de la jeunesse

Après une carrière internationale bien remplie, l’acteur suédois Bo Brundin, 74 ans, décide de se retirer dans un cottage et de le décorer pour qu’il reproduise exactement l’appartement qu’il avait à Manhattan dans les années 1960. Problème : ses objets, meubles et accessoires ont été perdus au fil d’innombrables déménagements. Solution : grâce à des vidéos mises en ligne sur son blog, il rassemble une petite communauté d’admirateurs qui, en faisant du bouche à oreille et en fouillant sur les sites d’e-commerce, parviennent à récupérer tout son vieil attirail. L’histoire de B. Brundin a suscité de nombreuses réactions dans la presse internationale. Qu’un septuagénaire se mette à bloguer surprend, provoque les moqueries ou, pire, la tendresse irrévérencieuse de ceux qui n’ont jamais interrogé le rapport des seniors aux technologies numériques.

Peu importe que le pourcentage de personnes de plus de 60 ans ayant accès à l’Internet haut débit ait augmenté trois fois plus vite que celui des 25-39 ans dans les cinq dernières années. Les stéréotypes ont la vie dure. Ainsi celui des « digital natives » (« natifs du numérique »), qui jouit d’un franc succès depuis que Marc Prensky l’a popularisé en 2001 (2). Depuis l’essor de la microinformatique de masse, les avatars de cette notion se sont succédé dans la presse populaire. Avant qu’il consacre la formule « digital natives » en 2006, le magazine Time avait déjà annoncé tambour battant la genèse de la « génération de l’ordinateur » (computer generation) en 1982 et, en 1999, un numéro était consacré aux « enfants en ligne » (kids online). À chaque fois, les couvertures du magazine américain affichaient le gros plan de garçons blonds d’une dizaine d’années, sereins et presque identiques jusqu’à leurs accessoires et vêtements à la mode. Représentation fantasmatique des rejetons des classes moyennes, ces images médiatiques mettent en avant le rôle des enfants, cibles d’une communication commerciale doublée d’une prescription parentale : s’initier aux technologies de l’information et de la communication (Tic).

En ce sens, les digital natives ne peuvent être pensés en dehors de leurs familles. Les étudier à l’aune de la stratification sociale, comme le fait Eszter Hargittai, fait ressortir un tableau plus fragmenté : les membres de la soi-disant « génération Internet » ne sont pas tous des virtuoses du clavier (3). Des comparaisons entre enfants de familles aisées et de classes populaires révèlent une divergence parfois radicale en termes de compétences informatiques. Dans le droit fil de Pierre Bourdieu, Laura Robinson emploie la notion d’« habitus informationnel » pour montrer comment les attitudes vis-à-vis des Tic sont assimilées par les jeunes utilisateurs. Si les enfants des classes moyennes se montrent plus intéressés par l’expérimentation, la recherche et le jeu en ligne, ceux dont les familles sont plus proches du seuil de pauvreté développeraient un « goût de nécessité » qui se manifeste par une attitude plus orientée vers la réalisation de tâches utilitaires, aux résultats immédiats : envoyer un message ou vérifier une information – souvent sous la supervision d’un enseignant ou d’un adulte (4). Quant à l’utilisation d’Internet dans les différentes classes d’âge, le panorama n’en est pas moins complexe : alors que les adolescents profitent des vidéos, jeux et sites de socialisation pour se distraire, les pratiques numériques des personnes âgées, centrées sur la messagerie électronique, la presse en ligne et l’e-commerce, relèvent d’une tyrannie de la nécessité (5).

Ainsi, le fait de diviser les utilisateurs entre « natifs » et « immigrants » du Net est non seulement la marque d’un certain « jeunisme » ambiant, mais surtout le signal « du déplacement politique des scènes de l’exclusion sociale (6) ». Si les personnes âgées ne se servent pas d’Internet, cela n’est pas dû à un manque de prédisposition naturelle, mais plutôt au fait que les avantages culturels et sociaux de ce moyen de communication semblent plutôt réservés aux plus jeunes qui s’en servent pour renforcer leur capital culturel et ainsi améliorer leur image auprès de leurs égaux, de leurs enseignants, d’employeurs potentiels.

 

— Idée reçue n°3 : Internet est un monde à part, déconnecté du réel

« Branchez-vous dans l’Internet et votre corps s’évanouit de l’espace de la matière charnelle de votre bureau pour surgir dans un monde plus vaste. » Cette phrase inaugure un petit pamphlet distribué en supplément au numéro de mars/avril 2001 du magazine altermondialiste canadien Adbusters. L’intention de ses rédacteurs : proposer une caricature des rêveries et des chimères de la culture numérique, en passant en revue tous les slogans et prédictions que les gourous des nouvelles technologies avaient pondus au cours des années précédentes. L’utilisateur se dématérialiserait pour se réincarner sous la forme d’un être d’octets évoluant dans « un monde plus vaste » – dans l’étendue numérique du cyberespace.

Si Internet est un espace d’interactions, la question est cependant de savoir de quel espace nous parlons. Une dernière idée reçue demande alors un travail de critique : Internet serait une sorte de sphère céleste dématérialisée, un espace d’information pure. Nous vivrions, autrement dit, dans un dualisme numérique. Séparé de la matérialité de la vie « réelle », cet espace transcendant serait un endroit ouvert à tous les possibles, à la fois immense et familier.

La sémantique d’Internet n’est pas avare de métaphores qui nous invitent à penser cet au-delà informatique comme, tour à tour, une mer sur laquelle « naviguer » ou « surfer », une étendue vide à « explorer », mais aussi une maison dans laquelle pratiquer l’« accueil », trouver un « hébergement »… Paradis utopique dans lequel régnerait l’harmonie sociale, cette représentation désincarnée du Web fait fi des conflits et mobilise à chaque pas des métaphores d’amour et d’amitié (les « amis » et les « j’aime » auxquels sont habitués les membres de Facebook).

Les représentations du territoire numérique ont d’ailleurs notablement évolué. En témoigne l’œuvre de William Gibson, écrivain auquel on doit la notion même de cyberespace. C’est dans son livre-révélation de 1984, Neuromancien (Ace Books, 1995), qu’il donne la première définition – devenue classique – de cette « hallucination consensuelle vécue quotidiennement par des dizaines de millions d’opérateurs ». Visualisation hypnotisante, elle se manifeste par « des traits de lumière disposés dans le non-espace de l’esprit, des amas et des constellations de données ». Vingt-trois ans après, dans son roman Spook Country (Putnam, 2007), il comprend que l’espace de l’information ne peut plus être pensé en ces termes : les connexions sans fil et les terminaux mobiles des dernières années ont rendu possible l’avènement d’une électronique ambiante, ubiquitaire. Le numérique cesse d’être associé exclusivement à des ordinateurs de bureau. Il passe actuellement par les terminaux mobiles, par les objets connectés, par les dizaines de cartes à puce qui reposent dans nos portefeuilles. Les nouveaux médias, dit-il, « encerclent le monde » et ancrent l’information ici bas, pour ainsi dire. Ils aménagent dans nos vies un espace double qui cumule expériences physiques et cognitives. Cette superposition ordinaire se manifeste à chaque fois que nous nous déplaçons en métro d’une partie à l’autre de la ville, un smartphone dans les mains sur lequel nous répondons à nos courriels. Les trajectoires de l’information entrecroisent les chemins tangibles des utilisateurs.

La rupture entre espace physique et espace numérique devient caduque, impensable, tandis que notre quotidien s’affiche comme l’espace même où l’informatique a lieu. Les données qui circulent d’une borne wifi à l’autre pénètrent notre réalité en saturant l’espace concret des villes, des maisons, des corps mêmes des usagers.

Pour décrire ce phénomène, Bernard Stiegler emploie la formule de « milieu humain techno-géographique ». L’informatique actuelle est capable de numériser la réalité non pas en la dématérialisant, mais au contraire en l’augmentant : les objets ne se dématérialisent pas, mais ils produisent et transmettent des fichiers, des textes, des sons et des images digitales. Ce serait une erreur d’évaluation lourde de conséquences, politiques et pratiques, que d’imaginer notre technique comme séparée de la vie. Le philosophe met alors l’accent sur la nécessité d’harmoniser les milieux techniques et matériels, afin de créer de nouveaux couplages d’imaginaires et de pratiques sociales (7).

Internet est l’histoire d’un protocole de communication militaire conçu pour faire face à une apocalypse nucléaire. Il est aussi l’histoire d’une société civile qui s’en est appropriée pour mener à bien tant les activités les plus quotidiennes que les usages les plus originaux. Les systèmes techniques ne peuvent pas être pensés en dehors des détournements auxquels leurs usagers le soumettront : c’est là justement le défi qui attend les sciences sociales dans les prochaines années.

 

NOTES

(1) Manuel Castells, « The Internet and the network society », in Barry Wellman et Caroline Haythornthwaite (dir.), The Internet in Everyday Life, Blackwell, 2002.
(2) Marc Prensky, « Digital natives, digital immigrants, part 1 », On the Horizon, vol. IX, n° 5, octobre 2001.
(3) Eszter Hargittai, « Digital na(t)ives ?
Variation in Internet skills and uses among members of the “Net generation” », Sociological Inquiry, vol. LXXX, n° 1, février 2010.
(4) Laura Robinson, « A taste for the necessary: A Bourdieuian approach to digital inequality Information », Communication & Society, vol. XII, n° 4, 2009.
(5) Kathryn Zickuhr, « Generations 2010 », Pew Internet & American Life Project, 16 décembre 2010, www.pewinternet.org/Reports/2010/Generations-2010.aspx
(6) Claire Lobet-Maris, « Âges et usages informatiques », Communications, n° 88, 2011.
(7) Couze Venn et al., « Technics, media, teleology: Interview with Bernard Stiegler », Theory, Culture & Society, vol. XXIV, n° 7-8, décembre 2007.

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    Merci pour cet article qui participe au combat contre les idées recues qui creusent le retard de notre besoin de faire évoluer la relation depuis qu'internet, le web et les réseaux sociaux numériques nous ont ouvert de nouveaux possibles. Il y a quelques mois nous avons fait une chasse aux clichés 2.0 avec quelques amis internautes et blogueurs. Je partage votre article.
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    Merci pour cet article qui participe au combat contre les idées recues qui creusent le retard de notre besoin de faire évoluer la relation depuis qu'internet, le web et les réseaux sociaux numériques nous ont ouvert de nouveaux possibles. Il y a quelques mois nous avons fait une chasse aux clichés 2.0 avec quelques amis internautes et blogueurs. Je partage votre article.
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