Sommes-nous encore en 1984? Réflexions d’une enseignante sans formation ni qualification

Comment une dynamique jeune femme de 22 ans, sans formation ni qualification en éducation, appris de ses élèves de Campion College en Jamaïque, et devint ardente défenseuse des enseignants.

11 septembre 2014 par Mary Burns, Escola Superior de Educação de Paula Frassinetti
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Lecture : 15 minutes
Élèves de Campion College, 1985. Crédit : Mary Burns

Il y a 30 ans ce mois-ci, je débutais dans l’éducation. J’étais partie à Kingston, en Jamaïque, en compagnie d’autres diplômés de Boston College, pour enseigner à Campion College. J’avais 22 ans et je gagnais 90 dollars par mois.  

Comme beaucoup d’enseignants dans le monde, je suis devenue professeur par accident. Je n’avais jamais songé à enseigner, je voulais travailler dans la diplomatie. Puis, à la faveur des vacances d’hiver, j’ai vécu une expérience bouleversante en tant que bénévole dans un hôpital et un orphelinat haïtiens, qui allait décider de ma vocation pour ce qui, je le réaliserais plus tard, constituait le « développement ». Lorsque mon université a informé ses étudiants diplômés de postes vacants dans plusieurs écoles de Jamaïque en manque d’enseignants, j’ai posé ma candidature. 

“L’évaluation détermine l’instruction”

Le premier jour, on m’a remis une boîte de craies (pour l’année) et un cahier d’exercices (j’en avais un exemplaire, pas mes élèves). Sans formation aucune, à l’exception de deux journées de réflexion sur les objectifs pédagogiques (allez savoir ce que mon université entendait par là…), je me suis lancée dans le métier.

Devant mon inexpérience, j’ai fait comme tous ceux qui débutent : j’ai pris exemple sur mes anciens professeurs. Aussi étais-je d’une grande sévérité (ah bon ? on peut enseigner autrement ? je précise que j’avais eu pour enseignantes des religieuses irlandaises…). J’ai misé sur le par-cœur, en écrivant des mots de vocabulaire français sur le tableau noir que mes élèves répétaient en chœur. J’étais chargée de préparer en huit mois une classe de terminale à l’épreuve de français du A-level [NDT : l’équivalent du baccalauréat en Jamaïque]. 

« C’est quoi ce diplôme ? », ai-je demandé le premier jour (naturellement, aucun de mes élèves ne l’a réussi). Passé un stade, j’ai mis en place des jeux de vocabulaire simples qui plaisaient à mes élèves plus jeunes. Le principal m’a intimé d’y mettre fin : sachant que ces élèves allaient passer le O-level [NDT : l’équivalent du brevet] dans deux ou trois années « seulement » et que les résultats à cet examen sanctionneraient leur avenir scolaire, il fallait se concentrer sur la mémorisation des informations. Je tirais alors le tout premier enseignement de ma carrière, celui que l’évaluation détermine l’instruction.

Ni formation, ni qualification, ni soutien

Tous les mercredis après-midi, dans le cadre d’un programme de parrainage, j’emmenais mes élèves dans une école primaire voisine. Le principal me demandait invariablement de remplacer un professeur absent l’après-midi et me remettait les supports pédagogiques de rigueur : une craie et une baguette.

 

De 14 h à 18 h, j’essayais d’enseigner la lecture à 75 élèves de première année — affamés, sans livre, perclus de toutes sortes de troubles d’apprentissage non diagnostiqués et assis les uns sur les autres. Naturellement, le chahut était généralisé.

 

Je rétablissais l’ordre, momentanément, comme tout enseignant non formé aux stratégies de discipline en classe : je menaçais mes élèves en donnant des coups de baguette violents sur le bureau. Soixante-quinze petits corps se figeaient, muets, les yeux écarquillés et intimidés… pendant près de trois secondes. Je suis à peu près convaincue que personne n’a jamais appris à lire sous ma gouverne.

Aujourd’hui, Campion College, à juger par son site Web, a l’apparence d’un établissement moderne et bien équipé, mais en 1984, j’enseignais à près de 300 élèves dans une atmosphère bruyante, étouffante et surchargée (45 élèves pour un nombre dérisoire de bureaux), sans support pédagogique ni matériel d’apprentissage. Et, chaque matin, je devais chasser de ma classe une chèvre qui y avait élu domicile…

Mon enseignement n’était pas calamiteux : étant donné les critères incroyablement bas à l’aune desquels nous étions évalués, je faisais merveille. Je figurais parmi la moitié d’enseignants de BC qui avaient rempilé pour une deuxième année. J’étais appréciée. Un ancien élève croisé des années plus tard à bord d’un avion en partance pour la Barbade a eu ces mots, qui résument sans doute le mieux ma prestation : « Je ne sais pas ce qu’on a appris avec vous, mais on s’amusait bien. »

 

Comme de nombreux enseignants débutants dans le monde, je n’avais pas la moindre idée de ce que je faisais, j’ignorais parfaitement comment les élèves apprennent, et je ne savais pas vraiment comment enseigner. Les programmes d’intégration n’existaient pas, et durant les deux années passées à Campion, nous n’avons reçu aucune formation s’apparentant d’une quelconque façon à du perfectionnement professionnel.

 

Et si l’on m’avait expliqué ce que ce terme signifiait, je n’aurais pas souhaité en bénéficier. J’oscillais entre une extrême confiance en moi que la jeunesse et l’ignorance confèrent et des accès de lucidité galvanisants sur mon incapacité. J’étais terrifiée à l’idée que l’on entre dans ma salle de classe pour me signifier mon niveau d’incompétence. Même si j’avais suivi une « formation », je n’aurais pas su comment mettre en pratique ce que j’aurais appris. Pour tout dire, je n’étais pas si différente de ces nombreux enseignants avec qui nous travaillons dans le monde.

Des ondes positives

Je suis tombée amoureuse de la Jamaïque. C’est un pays d’une beauté extraordinaire, mais aussi une terre de violence et de pauvreté. Les inflexions de l’accent jamaïcain me rappelaient le phrasé du Kerry, ce comté irlandais d’où mon père était originaire. J’adorais le fabuleux sens de l’humour des Jamaïcains et la richesse de leur patois, qui, combinés, élèvent l’art de l’insulte à un degré incomparable. « Ta figure, elle brille comme un projo de stade », m’a asséné un jour un élève, en réaction à une remontrance sévère — un commentaire manifestement peu amène sur mon teint. J’ai éclaté de rire. Cette saillie lumineuse, empreinte d’une grande expressivité, venait d’éclipser la leçon de morale que j’essayais d’inculquer à cet élève.

 

Mais je suis tombée amoureuse avant tout de mes élèves (comme Katie et Rohan), de l’enseignement et du métier d’enseignant. Le dernier jour de mon séjour en Jamaïque, un défilé d’élèves s’est présenté à mon domicile. « Merci », a dit l’un d’entre eux. « J’ai beaucoup appris avec vous, et pas que le français. » Ces mots, c’est la raison d’être d’un enseignant.

 

Des élèves de Campion College et leurs petits « frères et sœurs » de l’école primaire de New Providence, à Kingston, en Jamaïque (1986). Crédit : Mary Burns.

La Jamaïque a modifié mon parcours. Je suis restée dans l’éducation. J’ai fini par apprendre comment enseigner pour me consacrer pendant dix ans à des élèves d’écoles américaines situées dans des quartiers déshérités, puis à ceux de l’Institut de technologie et d’études supérieures de Monterrey à Mexico, avant de passer 17 autres années au service de mes pairs dans le monde. J’ai acquis une forte identité professionnelle, dans laquelle je me reconnais encore aujourd’hui. J’ai fini par apprendre en quoi consiste l’éducation, ce qu’un enseignement de qualité exige et ce qui fait un bon enseignant. 

Sommes-nous toujours en 1984 ?

Je décris dans ce billet des faits et des mentalités qui remontent à 30 ans, soit l’espace d’une génération environ. Je présume qu’un établissement comme Campion ne serait plus disposé à embaucher un nouveau groupe de jeunes enseignants étrangers. Si les critères de recrutement se sont durcis dans de nombreuses régions, ailleurs, ce n’est pas le cas. Pour une bonne partie du monde, on est toujours en 1984. Quand je vois des adolescentes de 14 ans du Baloutchistan réduites à enseigner avec un morceau de craie et une baguette, devant un auditoire de 60 élèves de première année, je me revois à 22 ans, en Jamaïque.

 

Aujourd’hui, à la vue d’un instituteur qui frappe un enfant au moyen d’une branche d’arbre, comme j’en ai été témoin dans le nord du Ghana, je me souviens avec honte que moi aussi, un jour, j’ai frappé un élève, parce que privés de formation en communication, discipline de classe et résolution des conflits, les enseignants cèdent à la frustration et recourent par facilité à la violence physique.

 

Quand je lis que des États américains assouplissent les conditions d’embauche des enseignants, je me rends compte que la « double pensée » de 1984 (ne dites pas que vous n’attendiez pas au moins une allusion à Orwell…) perdure en 2014 : si la qualité de l’enseignement importe, le métier est à la portée de tous et demande une préparation minime. 

Surmonter l’absence de formation et de qualification

Les pénuries d’enseignants, comme celle de 1984 en Jamaïque, prédominent encore dans le monde, mais ce n’est pas en envoyant des maîtres non formés dans les classes que l’on résout le problème ; au contraire, on aggrave la médiocrité de l’enseignement. Voici donc trois pistes de réflexion de la part d’une ex-enseignante sans formation ni qualification :

1-Plus qu’un art, l’enseignement est une science  : en 1984, je ne manquais guère de ce qui relève de l’« art » du métier d’enseignant : l’engagement, la bienveillance, le charisme. Ces qualités qui sont assurément importantes. Je ne sais pas si elles peuvent être enseignées, mais elles peuvent s’acquérir. Ce qui me faisait défaut, c’était le versant « science » de l’enseignement. Je ne maîtrisais pas mon programme, je ne savais pas l’enseigner ou ne comprenais pas la manière dont les enfants apprennent. C’est la science de l’éducation qui profite in fine aux élèves sur le plan scolaire. Ce qui m’inquiète, c’est que l’époque actuelle privilégie l’art (de jeunes enseignants dynamiques et attentionnés) au détriment d’une science portée par des enseignants expérimentés, compétents et souvent plus âgés. Les ministères de l’Éducation, les académies et les établissements sont ainsi quittes de suivre un processus d’embauche rigoureux, d’offrir une rémunération et une retraite attrayantes et d’offrir une formation et un accompagnement professionnel continu.

2-Le débutant, par définition, est davantage exposé à l’échec : les établissements et les systèmes éducatifs, même dans les régions les plus pauvres, peuvent atténuer les mauvaises pratiques d’enseignement chez les nouvelles recrues en leur offrant un soutien, un mentorat (assuré par les directeurs d’écoles ou des professeurs chevronnés) et la possibilité de voir des collègues à l’œuvre ainsi qu’en exerçant sur eux un suivi minutieux. Ces interventions sont manifestement en mesure d’améliorer la faible qualité de l’instruction et les forts taux d’abandon associés qui vont très souvent aux de pair avec les enseignants débutants. Mais lorsque vous affectez un nouvel enseignant à un poste sans l’aider ou le soutenir, vous créez une spirale de l’échec chez les enseignants et chez les élèves. Vous laissez accroire que la qualité de l’enseignement importe peu, que le perfectionnement n’est pas une nécessité, que le métier d’enseignant ne vaut pas grand-chose et que l’apprentissage des élèves n’est pas franchement une priorité. Pour que les nouveaux enseignants se perfectionnent, il faut investir dans le leadership éducatif, afin que les chefs d’établissements et les fonctionnaires de l’éducation (pas uniquement les professeurs) aient l’obligation de rendre compte d’une instruction de qualité. 

3-Les enfants les plus défavorisés ont droit aux meilleurs enseignants de la planète: un gigantesque coup de dé cosmique détermine souvent la naissance et les chances qui vont avec. Pour les enfants issus de familles aisées et éduquées, les enjeux de l’école sont moindres : revenus et privilèges sont synonymes de choix et de possibilités ; si un enseignant médiocre peut nuire à leur scolarité, il ne les handicapera pas plus que ça parce qu’ils disposent d’options et de possibilités dont les plus défavorisés sont privés. L’éducation représente souvent la seule opportunité pour les plus nécessiteux de prétendre à une vie meilleure. Faute de donner à ces derniers les meilleurs professeurs, le fossé entre riches et pauvres ne fera que se creuser, sans se résorber. Pour ces enfants, l’enjeu de l’éducation est crucial.

Mes années en Jamaïque m’ont appris qu’un enseignement de qualité est, pour ces élèves désavantagés, la clé d’une vie meilleure. Quant à mon expérience auprès des professeurs, elle m’a appris qu’une formation enseignante de qualité est la clé d’une vie meilleure pour des milliers d’élèves.

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À mes élèves de Campion College qui m’ont aidée à progresser et qui m’ont beaucoup appris sur moi et sur la vie, merci, cool running comme on dit en Jamaïque et Fortes in Fide et Opere.

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