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Billet de blog 26 septembre 2018

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Donner du «sens» au travail: c'est-à-dire?

Dans la mesure où l’on entend de plus en plus l’expression « donner du sens au travail » un peu partout aussi bien chez les RH, les managers, les représentants du personnel, les personnes en transition professionnelle et les articles de journaux, blogs, etc, …, demandons-nous ce qu'exprime cette attente, ou même peut-être ce besoin, qui prend la forme d’une injonction, d’une exigence.

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Tout bêtement, j’ai cherché le mot « sens » sur le site du dictionnaire Larousse…. qui  m’a proposé 5 acceptions différentes ! Alors dans un esprit ludique, je m’engage dans le décorticage des 5 définitions, afin de les mettre en perspective avec notre vie au travail (terme lui-même assez équivoque et dont nous assumons l’équivocité…)

Un seul objectif : prendre de la hauteur sur cette promotion du « sens au travail »…. Car s’il semble bien que le travail ne se suffit pas à lui-même pour satisfaire la personne, que nous dit cet appel au sens sur notre rapport au travail ?

D’après le Larousse donc, 5 acceptions que nous allons explorer ci-dessous en 5 parties :

 1. « Chacune des fonctions psychophysiologiques par lesquelles un organisme reçoit des informations sur certains éléments du milieu extérieur, de nature physique (vue, audition, sensibilité à la pesanteur, toucher) ou chimique (goût, odorat). »

o    Si on s’en arrêtait là, on pourrait dire que donner du sens au travail supposerait de donner une forme de sensibilité au travail, le rapprocher de notre corps et pas seulement de notre esprit… La tradition après Descartes nous a en effet appris à dissocier notre corps et notre esprit, le corps étant une machine au service de notre esprit qui exprime notre volonté d’agir et qui va privilégier la rationalité pour nous rendre «comme maître et possesseur de la nature », ou en tout cas nous permettre d’envisager la possibilité de résoudre tous les problèmes par le biais de notre raison. La raison prend la forme de la stratégie, des processus, des méthodes, … Or, comme le rappelle Richard Senett, toutes les compétences sont au départ des pratiques physiques, notre corps n’est jamais complètement séparé de nos missions. Il décrit l’intelligence de la main, valorise l’aspect artisanal de notre travail, d’un engagement au travail. Il pratique le violoncelle depuis sa plus tendre enfance et le lien entre la main, le corps et donc l’œuvre finale sont des terrains d’exploration importants pour lui… On entend avant d’écouter, on voit avant de répondre, on touche dans tous les contacts (humains, matériels, …), on ressent…. et donc on ajuste nos comportements, notre place physique dans les projets, tout en tenant compte (plus ou moins) des émotions qui nous affectent.

o  De plus, cette prise en compte du corps revient aussi à prendre en compte la subjectivité de l’individu : un corps allié à la pensée permet aussi d’exprimer un ressenti : plaisir, joie, enthousiasme, engagement « corps et âme » ou au contraire peine, douleur, fatigue, ... Mais comment prendre en compte la subjectivité en entreprise qui au contraire tend à rendre objectives ses pratiques, ses process, ses projets, même sur les sujets de bien-être au travail et de Qualité de Vie au Travail ? Il y a un paradoxe à vouloir proposer des réponses objectives et donc presque standardisées à un vécu, une expérience sensible singulièreimpossible à appréhender complètement sans en accepter une part d’ombre… Ainsi ces process ont vocation à prendre en compte le champ émotionnel sans connotation péjorative, l’émotion ne véhiculant pas nécessairement un rejet. Ces process ont donc tout intérêt aussi à valoriser le conflit, le désaccord, le dissensus … pour laisser s’exprimer les subjectivités et construire ensemble du commun tout en acceptant les critiques, remises en question, propices à l’humilité, l’innovation, la prise en compte de différents facteurs internes et externes…. Pas si simple.

2. « Aptitude à connaître, à apprécier quelque chose de façon immédiate et intuitive  :  ex/ Avoir le sens des nuances, le sens du commerce »

o  Nous allons retenir ici l’idée que la dimension prescriptive n’embrasse pas la totalité des dimensions de la compétence, les fiches de postes et les référentiels sont des repères pour l’intégration et la formation, ainsi que pour la gestion, mais la liberté humaine s’exprime avant tout dans l’appréhension rapide de ce qu’il faut faire en fonction de notre métier et de ses besoins (ex le sens relationnel, le sens commercial, …). Le travailleur doit réagir face à une situation inédite, un dysfonctionnement, une panne, une absence, des relations défaillantes, conflits, etc…. Il va selon les situations apporter une réponse technique en réponse à la problématique rencontrée, ou devoir répondre avec courage à un dilemme, un danger, une remise en cause quelconque, un événement qui pourrait faire chavirer un projet, la pérennité d’un service, d’une entreprise, des comportements inappropriés, etc…. Certaines situations de travail nous conduisent à nous « individuer », c’est-à-dire que le moi devient sujet, il « fait lien » avec le contexte, il s’engage et se responsabilise, et devient « irremplaçable »…. selon les termes de Cynthia Fleury dans son ouvrage éponyme. Donner du sens au travail pourrait donc dans ce contexte signifier : encourager l’individu à s’émanciper des prescriptions pour toujours considérer son environnement direct (et même indirect) afin de choisir la réponse appropriée, le geste le plus adapté, …

3. « Ce que quelque chose signifie, ensemble d'idées que représente un signe, un symbole : le sens d'une allégorie »

o  Cette 3ème acception nous encourage à découvrir la signification de ce qu’est le travail, ce qui revient à le DEFINIR : il n’est pas aisé de définir le travail que l’on confond souvent dans les débats actuels avec l’emploi, le métier, la profession, la vocation,…. Alors que l’emploi concerne davantage le statut et le cadre juridique, un positionnement social (au sens où l’on est à l’intérieur ou à l’extérieur), il englobe le travail qui, lui, exprime le contenu des attentes de l’entreprise concernant la contribution de l’individu, qui l’amènera à des activités de « transformation de »/ « d’action sur » la nature,  une information, la matière, ou une donnée…. Il est la plupart du temps descriptible (fiches de postes, référentiels) et vivant (en évolution en fonction des besoins des clients et des parties prenantes de l’entreprise), il pourra par ailleurs faire l’objet d’une évaluation (satisfaction, qualité, …). Vis-à-vis du travail, les relations entretenues par les individus sont ambivalentes, certains l’envisagent surtout comme un « gagne-pain », d’autres comme un élément contributeur à leur épanouissement. En tout état de cause il prend une place importante dans la vie de l’homme… il participe par ailleurs à la construction de soi si l’on en croit les réponses qu’on donne spontanément aux questions « qui êtes-vous », « que faites-vous dans la vie »…. Donner une signification au travail revient donc là à définir précisément les attentes et les besoins du métier pour permettre à l’individu de se situer par rapport à elles, de comprendre les objectifs. C’est toute la question de la pédagogie dans le travail, que cette pédagogie concerne l’intégration, la mise en place d’un projet ou l’élaboration d’un cahier des charges. Les questions d’agilité qui sont posées aujourd’hui et qui incitent à privilégier souplesse et flexibilité ne touchent pas les significations mais simplement les combinaisons des prescriptions qui évoluent en fonction d’un contexte lui-même en mutation profonde, contexte qui mérite lui-même à chaque fois d’être défini pour que l’on ne se contente pas de répondre aux attentes mais qu’on définisse les besoins… Sauf que la complexité de notre monde rend parfois impossible cette approche très rationnelle de com-préhension et de définition des contextes… et renforcent l’incitation à s’ouvrir, être curieux, observer, explorer…

4. « Ce que représente un mot, objet ou état auquel il réfère : Chercher le sens d'un mot dans le dictionnaire »

o  On est presque encore une fois dans la signification…., presque. On aborde ici davantage le partage des références d’un mot ou d’une expression, partage qui nous renvoie en entreprise à la dimension culturelle de la structure. La culture d’entreprise correspond selon B. Thévenet à « un ensemble de références… … partagées dans l’organisation… construites tout au long de son histoire, en réponse aux problèmes rencontrés par l’entreprise » Elle manifeste sa réalité à travers les pratiques de l’entreprise en matière de développement, de recrutement, de gestion des carrières, de comportements, de conduites relationnelles, de management, de prise de décisions, de gestion des conflits, …. Certaines pratiques sont propres au fonctionnement de telle entreprise, ce qui signifie qu’on ne les retrouve pas dans d’autres structures. Au quotidien et après une forte expérience, on ne s’en rend plus compte et on ne questionne pas ce qui semble évident. La culture détermine le champ des possibles, ce qui est bon ou pas pour notre entreprise, elle permet d’anticiper et de lier le collectif. Rien de mieux pour comprendre sa culture que de faire appel ponctuellement à un regard neuf ou extérieur… en proposant par exemple des rapports d’étonnement.  Cela s’applique aussi en management interculturel. La culture d’entreprise est souvent un aspect négligé qui par sa non prise en compte va déstabiliser un système en période de changement. Et c’est dommage.  Ainsi, en acceptant cette définition du mot « sens », on est invité à envisager le travail au regard de la culture d’entreprise et de comprendre comment projeter l’avenir d’un contenu de mission en fonction des influences internes et externes…

5. « Raison d'être, valeur, finalité de quelque chose, ce qui le justifie et l'explique : donner un sens à son existence. »

o  Dans cette dernière acception, on peut en déduire que donner du sens au travail revient à supposer que l’on ne peut se contenter de bien faire son travail, et nous conduit à rejoindre Hannah Arendt qui recommande de «  donner au travail une finalité plus digne », Condition de l’homme moderne (1958). Pour elle le travail est avant tout « un effort nécessaire de notre corps à la survie ». Elle le distingue de  l’œuvre,  qui désigne « le fruit de nos mains, qui permet de peupler le monde d’objets fabriqués ». Hannah Arendt valorise de manière plus essentielle l’action, qui se distingue du travail dans le sens où elle ne répond pas à une fonction utilitariste (gagne-pain), et en plus « elle ne produit aucun objet ». L’action modifie notre relation à autrui, au monde, et elle nous socialise, nous rend « animal politique » au sens aristotélicien, elle nous permet de nous individuer si nous voulons utiliser le vocabulaire actuel de la philosophie. « C’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance », affirme Arendt.  Donner du sens au travail ici pourrait revenir à « humaniser » le travail, donc à lui donner une finalité à portée éthique, à savoir l’opportunité d’inscrire dans ses actions, missions, travaux, une responsabilité qui dépasse le cadre juridique et fonctionnel du poste de travail. Les interrogations actuelles sur la RSE (Responsabilité Sociale/Sociétale et Environnementale) de l’entreprise ont aussi pour objet d’apporter ce sens, d’où l’intérêt de travailler sur la réalité des intentions de telles démarches et de les partager, et pourquoi pas d’associer les acteurs (salariés) qui pourraient en avoir besoin pour accomplir cette « humanisation » du travail. Si l’engagement associatif ou dans des projets alternatifs (éducation, alimentation, …) est en plein essor, c’est aussi sans doute pour réagir au besoin de ne pas rester un « animal laborieux » mais pour répondre à la nécessité vitale d’agir…

Nous avons donc étudié 5 acceptions du mot « sens » pour essayer d’entrevoir toutes les perspectives managériales que pouvaient laisser envisager la notion de « sens au travail » tellement à la mode mais si peu souvent explicitée….

Quel sens choisir ?

Si on veut vraiment donner du sens au travail, on pourrait s’inscrire à la fois :

- dans une démarche de prise en compte de la subjectivité de chacun qui est à la fois un être de chair et d’esprit avec ses ressentis et ses besoins,

- dans la reconnaissance du dépassement des prescriptions et de la nécessité d’inventer ou de faire preuve de courage

- d’une définition du travail attendu en distinguant bien attentes et besoins et développer la pédagogie…

- dans une réelle prise en compte de la culture d’entreprise

- dans la dimension éthique des actions humaines au-delà des projets vitaux pour l’entreprise.

Une invitation à développer notre intelligence managériale, immense effort qui nécessite avant tout qu’on prenne le temps de penser….. pas facile.

Et vous, quel(s) sens retenez-vous ?

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