Contre l’innovation : de l’invisible importance de la maintenance

Pour les historiens des technologies Lee Vinsel (@sts_news) et Andrew Russell (@russellprof), de l’Institut de technologie Stevens, le capitalisme excelle dans l’innovation, mais échoue à maintenir les infrastructures de la société. Or, pour la plupart d’entre nous, la maintenance des infrastructures et leur entretien est bien plus important que l’innovation expliquent-ils dans Aeon : assurer la continuité de nos infrastructures, leur entretien et leur amélioration est plus important que les changer.

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Si l’innovation est devenue l’idéologie dominante, une injonction permanente, force est de constater qu’elle peine, par nature, à se dépasser. Si elle sait construire à côté, repartir à zéro, elle peine à maintenir, à entretenir, à consolider les innovations passées, comme l’expliquait le chercheur Ethan Zucherman en défendant les infrastructures des transports publics contre l’avenir de la voiture autonome.

En passant en revue rapidement l’histoire de l’évolution de l’innovation comme mot clef et comme concept d’organisation, les deux historiens montrent qu’à coup de « destruction créatrice » et d’innovation « disruptive », l’innovation s’est peu à peu transformée en “fétiche érotique”. Heureusement, les critiques ont également fait jour.

L’innovation ne se résume pas à la technologie. “Cette préoccupation pour la nouveauté est regrettable, car elle ne tient pas compte des technologies largement utilisées”. Or, la plupart des technologies que nous utilisons sont assez anciennes. L’historien David Edgerton dans son livre Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale (voir cette synthèse), rappelle que la plupart des technologies que nous utilisons tous les jours n’ont pratiquement pas changé depuis un siècle ou plus. Pour Vinsel et Russell, en mettant de côté l’innovation, nous sommes plus à même de reconnaître le rôle essentiel des infrastructures de base, comme le pointait un récent article de la New York review of Books. Or les accidents liés à l’effondrement de nos infrastructures (accidents de train, écroulements de ponts, dégradations urbaines, pannes électriques…) sont surtout interprétées comme des manifestations et des allégories du dysfonctionnement politique qu’économique. Enfin, en mettant l’accent sur les infrastructures, sur les choses existantes, on met l’accent sur la centralité absolue du travail qui permet au monde de continuer à fonctionner. Malgré les interrogations et « fantasmes » sur la fin du travail ou l’automatisation généralisée, le fait central de notre civilisation industrielle est le travail, et l’essentiel de celui-ci s’accomplit loin de l’innovation. L’innovation n’est qu’une petite part de ce travail et pour qu’elle soit rentable, elle a besoin de s’appuyer sur des infrastructures de fabrication, de vente, de distribution… qui lui préexistent largement.

L’ère des « mainteneurs »

Les formes les plus méconnues et sous-évaluées de la main d’oeuvre technologique sont celles qui réparent et entretiennent les technologies qui existent déjà, celles qui ont innové il y a longtemps, rappellent les deux historiens. Mais pour mieux prendre en compte cette maintenance, encore faut-il s’y intéresser, comme s’intéresser à ceux qui permettent aujourd’hui au web de fonctionner, à l’image des petites mains qui filtrent la pornographie et la violence du web, ou celles qui travaillent chaque jour à réparer les failles de sécurité de l’internet (à l’image des études de Lilly Irani). Andrew Russell lui-même, dans un article (.pdf) explique que quand l’on parle, que l’on célèbre les objets ou les infrastructures de l’internet, on se focalise sur leur matérialité, à l’image des photographies froides des fermes de serveurs qui semblent fonctionner d’elles-mêmes, sans aucune intervention humaine. C’est mal regarder le travail qui s’y fait. Qui y répare ce qui s’y casse ? Quelles structures politiques, économiques ou culturelles nous masquent (et dénigrent) les formes de travail qui s’y déroulent ? Il nous faut comprendre la face cachée des objets ordinaires, comme nous y invite la collection d’essais Object Lessons.

La grande majorité du travail humain consiste à entretenir les technologies existantes. Quand on met de côté l’obsession de l’innovation, c’est une autre histoire des technologies qui apparaît que celle du panthéon masculin des inventeurs et des entrepreneurs, à l’image des travaux de Ruth Schwartz Cowan sur le travail domestique montrant que les nouvelles technologies ménagères ont créé plus de travail pour les femmes en développant des normes de propreté et d’hygiène toujours plus exigeantes.

Mettre l’accent sur la maintenance et l’entretien implique de se déplacer des buzzwords aux valeurs, des moyens aux fins. L’innovation, finalement, ne parle que de nouveautés. Le terme est agnostique au fait de savoir si ces nouveautés sont “bonnes”. Le crack par exemple était un produit très innovant dans les années 80 qui a généré de nouvelles formes entrepreneuriales et beaucoup de revenus, soulignent avec humour les deux historiens. Cet exemple attire notre attention sur une réalité perverse de ces discours qui traitent l’innovation comme une valeur positive en elle-même, alors qu’elle ne l’est pas. Des organisations entières parlent désormais de l’innovation comme d’une valeur souhaitable en soi, comme l’amour, la fraternité, le courage, la beauté, la dignité ou la responsabilité… Mais ce mot-clef qui vénère le changement se demande rarement à quelle fin, au bénéfice de qui ce changement souhaite se réaliser. Mettre l’accent sur la maintenance, sur l’entretien, sur les infrastructures permet de mieux adresser la question de ce que nous voulons vraiment faire des technologies. De quoi voulons-nous nous soucier ? Dans quelle société voulons-nous vraiment vivre ? En quoi les changements vont-ils nous y aider ? Nous devons passer des moyens aux fins, et nous éloigner de l’innovation pour l’innovation est assurément le meilleur moyen d’en prendre conscience, concluent les deux chercheurs.

Prendre soin des infrastructures pour reconsidérer notre responsabilité

Ils viennent d’ailleurs d’organiser une conférence sur ce sujet, The Maintainers (« Les mainteneurs », qu’on pourrait traduire aussi par les soutiens ou les réparateurs… voir le livetweet de la conférence #maintainers). Dans le programme, on accède à quelques-uns des articles présentés à cette conférence. Pour l’historien Scott Gabriel Knowles (@usofdisaster), chercheur au Centre de recherche sur le désastre Knowles, qui prépare un livre sur Les Etats-Unis du désastre et qui en livre un extrait (.pdf), les catastrophes que subissent les Etats-Unis en terme d’infrastructure prennent un autre sens si on les regarde sous l’angle de l’entretien différé. A mesure que l’Amérique reporte l’entretien de ses infrastructures (rejet de nouvelles comme le train à grande vitesse, ou rejet de programmes d’entretien d’infrastructures existantes), les catastrophes vont devenir plus coûteuses. Les catastrophes à venir ont une cause qui est la plus prévisible de toutes les causes possibles : le fait de différer leur nécessaire entretien. Pour le spécialiste des systèmes experts, Nathan Ensmenger (@nensmenger), auteur d’un livre sur la prise de pouvoir des hommes dans l’informatique (blog) l’industrie logicielle requiert une maintenance constante, explique-t-il dans l’article qu’il livrait à la conférence (.pdf). La maintenance des systèmes innovants est constante. On estime que la maintenance logicielle représente 50 à 70 % des dépenses totales de cette industrie, et ce malgré les forts investissements dans les méthodes de développement innovantes, comme l’avait déjà établi Meir Lehman dans ses lois de l’évolution logicielle (dont les deux premières sont la modification continue et la complexité croissante) ou encore Frederick Brooks dans son livre, devenu un classique, Le mythe du mois-homme (Wikipédia). En informatique, la maintenance est un travail morne et sale, impopulaire, difficile et ingrat. Il est rarement bien planifié, prévu ou budgété à l’avance et est toujours réalisé dans le stress et l’urgence. Peu « designée », la maintenance est généralement considérée comme une routine confiée à des étudiants, à de nouveaux employés ou aux moins bons programmeurs. Peu d’organisations du secteur la considèrent comme stratégique. Pour le chercheur Bradley Fidler, l’indépendance du cyberespace qu’évoquait John Perry Barlow en 1996, nécessite un entretien constant. Les promesses de la distribution, de la décentralisation, de l’auto-régulation nécessitent d’être constamment remise en oeuvre.

Reste que les chercheurs rassemblés à The Mainteners ne sont pas les seuls à s’intéresser à ce sujet. David Pontille et Jérôme Denis (@jrmdns, blog) de l’Institut interdisciplinaire de l’innovation de Mines ParisTech signaient il y a peu un article sur ce sujet (.pdf). Voilà quelque temps que les « Maintenance & Repairs studies » ont commencé à s’intéresser aux « innombrables opérations qui font le quotidien des objets des plus simples aux plus complexes et qui assurent concrètement les conditions de leur fonctionnement et de la permanence même de leur existence ». Pour les chercheurs, il y a là un foyer d’innovation à découvrir bien éloigné de l’intérêt pour la seule l’innovation radicale. Pour eux, cette face cachée de l’innovation nécessite certainement de distinguer d’ailleurs la maintenance de la réparation. L’invisibilité de la maintenance pose d’ailleurs la question du coût d’un monde focalisé sur la consommation et l’innovation. Prendre soin des infrastructures et des objets nous demande de « changer notre approche de la vulnérabilité du monde matériel, non plus comme quelque chose que l’on doit éviter, rejeter ou réparer, mais comme quelque chose que nous devons penser de manière responsable ».

Oui. Prendre en compte notre responsabilité nécessite bel et bien de penser l’innovation autrement.

Hubert Guillaud

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