Et si... on se passait de réfrigérateur ?

99,6 % des Français possèdent un réfrigérateur. Bien qu’il représente en moyenne 15 % de la consommation d'électricité annuelle d’un foyer, personne ne songerait à s’en passer. Ou presque. Guidés avant tout par un souci de bien-être, certains ont décidé de débrancher leur frigo... pour de bon.

Le frigo, “objet totémique”

Au début des années 1920, le groupe américain General Motors dépose le nom « Frigidaire », aujourd’hui propriété d’Electrolux. Le « frigo » va entrer dans toutes les cuisines, et même dans le dictionnaire. Une petite révolution qui bouscule des siècles d’habitudes de conservation des aliments. Il faudra tout de même attendre les années 1960 pour que ce nouvel appareil électrique, qui permet de garder au frais les denrées périssables, se généralise en France. En 1964, seuls 37 % des foyers français possèdent un réfrigérateur, dix ans plus tard, 88,4 % des familles en sont équipées.

Ce succès tardif est intimement lié à l'urbanisation massive intervenue dans la seconde moitié du XXe siècle, explique Nathalie Damery, présidente de l’Observatoire société et consommation : « A la campagne, beaucoup de choses étaient dans le garde-manger, on gardait les boissons au frais dans la rivière. L’urbanisation, le travail des femmes et la production de l’offre dans les magasins ont changé la donne ». Pour éviter la prolifération de micro-organismes, notamment les bactéries responsables de la listériose ou la salmonellose, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) recommande de conserver les denrées périssables à une température comprise entre 0 °C et +4 °C.

Ultime maillon de la sacro-sainte chaîne du froid, le réfrigérateur a aussi changé les habitudes de consommation. « Autrefois, cette chaîne du froid faisait partie du jargon destiné aux seuls fabricants d’électroménager. Aujourd’hui, le grand public y est sensibilisé lui aussi », remarquait Jérôme Aumont, ancien rédacteur en chef de Maison Française, dans Ces machines qui parlent de nous d’Anne Eveillard (Ed. Les Quatre Chemins). Mais Nathalie Damery va plus loin : pour elle le réfrigérateur est devenu un « objet totémique » dans un foyer. « C’est le premier achat dans une cuisine, c’est l’objet sur lequel on colle des photos (…) Et c’est même devenu un support de communication. » Difficile donc, de concevoir la cuisine sans le si familier, le si rassurant, frigo. Les quelques adeptes de la vie sans réfrigérateur y voient pourtant une saine remise en question.

Crédits photos : Maison Française

Pourquoi s’en passer ?

En débranchant leur réfrigérateur, Johanna Colas et son compagnon estiment avoir économisé entre 300 et 400 euros par an. Mais leur décision n’était pas motivée par les potentielles économies financières. « Quand on entreprend une démarche comme celle-là, c’est avant tout pour sa santé, pour son corps », explique Johanna, qui, après avoir étudié l’énergétique chinoise a regardé son mode de vie d’un autre oeil.

La Toulonnaise explique que pour se rafraîchir, le corps n’a pas forcément besoin de consommer très froid, au contraire. Ce serait même plus fatigant pour l’organisme, qui doit fournir plus d’efforts pour réchauffer les aliments ingurgités. « Une pastèque aura des vertus rafraîchissantes, même si elle est mangée à température ambiante, » dit-elle, « on réapprend à connaître les aliments et leurs propriétés naturelles. » Johanna a également remarqué que, paradoxalement, elle gaspille moins de nourriture depuis qu’elle a revendu son frigo. La designer coréenne Jihyun Ryou en est convaincue : la réfrigération serait responsable d’une grande partie du gaspillage alimentaire ménager. « En Europe, plus de 30 % de la nourriture qui est achetée est gaspillée. Une des raisons qui explique ce phénomène, c’est que depuis que nous utilisons le réfrigérateur, on met toute la nourriture dedans, et on l’oublie. »

En 2009, alors étudiante vivant en collocation, Jihyun Ryou était stupéfaite devant la quantité de nourriture qui finissait à la poubelle. Elle a décidé alors d’imaginer du mobilier pour conserver les aliments, en faisant appel à des pratiques ancestrales oubliées. Elle s’inspire ainsi des propriétés des aliments. L’œuf par exemple, dont la coquille est naturellement « percée de millions de petits trous, absorbe les odeurs de ce qui l’entoure très facilement. Le garder au frigo avec d’autres ingrédients peut lui donner un mauvais goût », explique le descriptif de son projet intitulé, en français, Epargnez le frigo à vos aliments. « Il y a beaucoup de légumes et de fruits que nous mettons au frigo et qui en réalité souffrent du froid, mais nous ne le savons pas. »

La vie sans frigo

« Avant l’arrivée du réfrigérateur, les gens étaient obligés de garder un œil sur leurs réserves alimentaires et de développer leur connaissance de ces aliments pour en faire le meilleur usage possible », explique la designer Jihyun Ryou. Depuis 2010, la Coréenne multiplie les entretiens avec des « grands-mères » et des fermiers pour recueillir ce savoir souvent oublié. Comme le mariage heureux de la pomme et de la pomme de terre : « Les pommes émettent beaucoup d’éthylène. Ce gaz accélère la maturation des fruits et des légumes conservés avec les pommes. Quand elles sont conservées avec des pommes de terre, les pommes empêchent la germination. » Ces astuces et observations scientifiques sont centralisées sur sa plate-forme en ligne.

Fruits et légumes offrent aussi un plaisir pour les yeux, souligne Johanna, qui les présente désormais dans des cagettes en bois et autres petites jardinières. « C’est plus une décoration maintenant, alors qu’avant on les cachait en bas du frigo. » Vivre sans réfrigérateur n’incite pas seulement à réorganiser sa cuisine, mais aussi à revoir son alimentation et sa fréquence de réapprovisionnement. « En hiver, on continue de faire les courses une fois par semaine, mais on y va plus souvent en été », précise Johanna. Sans frigo, difficile de conserver du poisson ou de se préparer un thé glacé dans la chaleur de l’été toulonnais. Qu’à cela ne tienne, les chambres froides des commerçants font office de frigo collectif. « Pour un rosé bien frais pour l’apéritif, je passe chez mon caviste juste avant. »

« On me pose toujours la question, s’amuse Jihyun Ryou : oui, j’ai un frigo chez moi, un petit frigo, pour la viande et le lait. Quand j’ai lancé le projet Épargnez le frigo à vos aliments, mon intention n’était pas de dire que tout le monde devait se débarrasser de son frigo, mais plutôt que nous devrions être plus intelligents dans la manière dont nous l’utilisons car aujourd’hui, on met tout au réfrigérateur sans se poser de questions. Il y a une confiance aveugle dans cette technologie. »

Le “non frigo” de demain ?

Les puristes vous diront qu’un bord de fenêtre, un coin de balcon et une cagette suffisent amplement à remplacer un réfrigérateur. Mais les designers s’intéressent aussi à la démarche, avec des créations qui pourraient convaincre les plus réticents. Chez Jihyun Ryou, des socles en marbre gardent au frais salades et choux, exposés comme des oeuvres d’art. La Coréenne a aussi conçu plusieurs modules en bois clair qui, fixés au mur, mettent en valeur les aliments, tout en favorisant leur conservation L’un d’eux intègre une boîte transparente remplie de sable. « En général, à la maison, on conserve les légumes racines à l’horizontale, mais ils ont tendance à perdre leurs vitamines dans cette position, car ils ont poussé verticalement. Le sable leur permet d’être conservé verticalement, séparé les uns des autres et il entretient un bon équilibre en terme d’humidité », explique-t-elle.

Cette astuce ancestrale a également été reprise dans le prototype Kitchen B mis au point par Biceps Cultivatus dans le cadre du programme POC 21. Audrey Bigot, l’une des quatre designers invités à réaliser ce prototype, regrette que la cuisine d’aujourd’hui soit devenue un lieu trop hygiéniste. « On ne voit plus la nourriture, ce n’est plus qu’une succession de placards, ce que nous voulions, c’était imaginer quelque chose de vivant autour de la nourriture. » Comme Jihyun Ryou, le collectif s’est appuyé sur des pratiques oubliées comme le garde-manger ou la technique du frigo du désert. « Ce sont des techniques qui sont dans les connaissances communes, ce qu’on essaye de faire, c’est de les remettre au goût du jour pour les adapter à nos modes de vie actuels. »

Valentin Martineau, co-designer de Kitchen B, souhaite que les industriels innovent à leur tour en misant sur des projets comme le leur. « Aujourd’hui on parle beaucoup d’innovation. L’innovation ce n’est pas avoir une nouvelle couleur de porte ou des nouvelles tendances. Les solutions qu’on apporte sont des véritables prises de risque, » assure t-il. Kitchen B est un prototype open-source, chacun peut imprimer les plans et fabriquer le mobilier en trois modules chez lui. Mais les membres du collectif sont lucides, pour toucher un plus large public, il faudra que leur mobilier soit aussi commercialisé clés en main. Et pourquoi pas dans les rayons d’une grande enseigne de mobilier suédois d’ici quelques années ?

Texte, photos, videos
Anna Moreau
Les Grands formats
du Monde
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